Le docteur Wells, à genoux, examinait la créature à l’aide d’un bout de tuyau. Personne ne voulait la toucher à mains nues. « Ça ne ressemble à rien de ce que j’ai vu au cours de mes voyages. Cependant… » Il enfonça le tuyau dans la plaie des côtes et déplaça des bouts de viande violacés. « Je suis convaincu que c’était un homme autrefois. »
Lance renifla. « Vous vous foutez de nous.
— Je vous assure. J’ai vu beaucoup, beaucoup d’organes humains dans ma vie, et ceux-ci, bien que très déformés, sont nettement humains. »
Lance n’était pas convaincu. « Je veux bien que vous ayez lu des tas de manuels d’anatomie, doc… »
Wells écarta deux côtes. « Des manuels ? Euh… oui. Oui, bien sûr, c’est ce que je voulais dire. Dans des manuels.
— Mais ça, ce n’est pas un homme. Regardez ces crocs ! C’est une mâchoire de hyène. Et ces griffes… J’ai chassé partout dans le monde, et elles me rappellent les pattes des fourmiliers. »
Heinrich, pendant l’autopsie improvisée, n’avait pas davantage parlé que Sullivan. « Nous savons que l’Imperium a réalisé des expériences abominables. Nous avons vu de nos yeux les échecs de l’unité 731. Et si cette chose représentait l’étape suivante de la folie eugénique ?
— Ceci n’est pas l’œuvre des engrenages japonais, affirma Ian. J’ai vu leur travail. Ils déforment les gens, mais rien de comparable. J’ai pénétré dans une école. Ma… Je connaissais quelqu’un qui y était emprisonné. La 731 ne travaille pas ainsi. Il n’y a ici aucun kanji, aucun sortilège. Ces salopards de l’Imperium ne peuvent rien faire sans la magie !
— Wright et Wells ont raison tous les deux », finit par dire Sullivan. Toru l’avait informé de ce qui s’était passé la fois précédente. Il ne s’était pas attendu à ce que ça se produise si tôt. « C’était bien un homme autrefois, mais la magie de l’Imperium n’y est pour rien. C’est bien pire. Vous êtes d’accord, Fuller ? »
L’engrenage n’avait encore rien dit. Il se tenait le plus loin possible de l’écorché. Au début, la carcasse l’avait dégoûté, mais très vite il avait cherché à comprendre et, depuis ce moment-là, était resté plongé dans ses pensées. Il tenait un calepin et un crayon et s’affairait à écrire ou à dessiner, peut-être un peu des deux. « Fuller ! » Sullivan claqua des doigts.
Fuller releva la tête en sursaut, un instant stupéfait qu’on l’interrompe. Il regarda ses notes de nouveau, puis Sullivan encore. Son cerveau mit un moment à quitter les formules ésotériques et les formes géométriques complexes pour revenir à la réalité et au langage humain. « Vous m’avez promis que cette expédition découvrirait de la magie encore jamais vue. Vous ne mentiez pas. Ce… » Pour une fois, l’homme qui inventait des mots resta bloqué. « Cette chose est reliée à des éléments magiques auxquels je n’avais même jamais rêvé. »
Le docteur Wells avait renoncé à terminer l’autopsie ; son tuyau couvert de sang heurta le sol dans un grand fracas. « Comment ça ?
— C’est magique, mais les géométries du pouvoir sont multitassées sur plusieurs éléments planaires ! »
Les autres échangèrent des regards perdus. Wells passa la main dans ses cheveux rares. « Si vous le dites.
— Non, non. Ce que vous appelez magie est un ensemble de cordes d’énergie omnidirectionnelle capables de distordre les lois de la physique et de la probabilité. Ces cordes ont été nouées. Mon pouvoir distingue les connexions, mais mon esprit est incapable de défaire les nœuds. Comment ? Pourquoi ? Je l’ignore. » Fuller consulta ses notes. « J’ai besoin de réfléchir.
— Réfléchissez vite, dit Sullivan. Mon petit doigt me dit qu’on va en croiser d’autres.
— Tu crois que c’est l’œuvre de l’éclaireur ? demanda Lance.
— J’en suis même sûr. » Sullivan écrasa sa cigarette dans un cendrier, tourna les talons et quitta l’infirmerie.
Ses mots flottaient devant ses camarades comme le nuage de fumée.
« Hé ! lui cria Wells. Que voulez-vous qu’on fasse du monstre, quand on aura fini ?
— Brûlez-le. »
Il n’était pas facile de rester calme quand on bouillait de rage. Heureusement, personne ne parla à Sullivan entre l’infirmerie et la soute. Il trouva Toru dans ses « quartiers », planté devant un miroir pendu à un tuyau. Le Japonais, muni d’une pince, ôtait les bouts de verre incrustés dans sa figure.
Le kanji de guérison avait fait son œuvre ; les lacérations de Toru s’étaient refermées, même si l’hémorragie l’avait fatigué. « Sullivan. » Il inclina brièvement la tête dans le miroir. « Qu’est-ce que tu… »
Sullivan le saisit aux épaules, le fit tourner et le poussa contre le mur. Le miroir se brisa. Toru, surpris, n’eut pas le temps de recourir à la magie avant que Sullivan ne lui plante son coude sur la trachée. « Parle, salopard ! »
Toru devint écarlate. « Lâche-moi.
— Qu’est-ce que tu sais ?
— Je t’ai dit de me lâcher. » Il perdait son calme.
« C’est pour toi que le monstre est venu. L’éclaireur est déjà dans l’Imperium. Qu’est-ce que tu sais ? »
Toru poussa son pouvoir. L’impact de sa main contre la poitrine de Sullivan rappela au lourd les masses mises en jeu dans les carrières de Rockville. Il recourut à sa magie pour absorber le choc. La gravité se modifia, et Toru heurta le mur si fort que la tuyauterie plia.
« J’ai perdu quatre hommes !
— Et alors ? » Toru poussa plus fort. La grille sous les bottes de Sullivan gémissait sous le poids. « Tu en perdras bien d’autres avant que ça soit fini !
— Saloperie de Jap…
— Messieurs. » Ils n’avaient pas entendu le capitaine entrer. Le vieil homme était calme, mais ses mots sonnaient dur. « Si vous comptez vous battre, ce ne sera pas à bord de mon vaisseau. Je ne tolérerai pas qu’un lourd et une brute abîment ma belle Voyageuse. Mes pirates ne tiennent pas particulièrement à s’échouer au pôle Nord, et je n’ai pas l’intention de rentrer à pied. Si l’un de vous souhaite violer les lois de la physique et du bon sens, vous débarquez. Sinon, mes maraudeurs se chargeront de vous évacuer. C’est compris, monsieur Sullivan ? »
Sullivan s’écarta de Toru. « Très bien.
— J’attends plus de sérénité de votre part, monsieur Sullivan. »
La plupart du temps, le lourd était calme. Il en fallait beaucoup pour secouer un type aussi constant que la gravité. « Je ne supporte pas de perdre mes hommes.
— Un sentiment qui vous honore, mais casser mon vaisseau ne vous les rendra pas. Monsieur Toru ? »
Toru avait l’air prêt à se battre, mais il se figea en s’apercevant que sa blessure au flanc s’était rouverte sous l’effet de sa magie. Le sang coulait. « Regarde ce que tu as fait.
— Ça va passer.
— Monsieur Toru ? répéta Southunder.
— Oui. » Toru dévisagea le vieux pirate. « Commandant.
— Magnifique. » Southunder croisa les bras et s’appuya au mur. « Maintenant que ces bêtises sont réglées, je voudrais entendre les réponses aux questions de monsieur Sullivan. Il y a eu des complications, si je comprends bien. Fuller a réparé le joujou du président, qui a révélé que l’éclaireur se trouve déjà dans l’Imperium, à ce qu’on me dit.