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Francis, en attendant que ses associés le rejoignent, s’occupa à inventer de nouveaux jurons. Dan et Jane entrèrent quelques minutes après le départ de Chandler. Jane, fidèle à elle-même, vint serrer Francis dans ses bras ; elle voyait bien qu’il avait passé une sale journée. Chandler avait raison : elle était magnifique. Francis trouvait qu’elle ressemblait à Marlene Dietrich. Jusqu’à la voix, d’ailleurs. En plus, elle était gentille. Une belle âme. « J’ai vu les journaux.

— Difficile à rater, la caricature en une : moi qui brandis des sacs d’argent étiquetés “Le prix du sang”, debout sur un tas de cadavres marqués des mots Égalité et Prospérité.

— La nuance, ce n’est pas leur fort, reconnut Dan.

— Je t’ai trouvé mignon sur ce dessin, dit Jane. Moi, je n’ai jamais eu l’honneur d’une caricature. Dan et toi, vous monopolisez les gazettes.

— S’ils ne se servent pas de toi, c’est pour éviter que la “menace active” ne prenne un joli visage, soupira Dan. Ils me représentent toujours en troll. Et gras, en plus.

— Pour moi, tu es agréablement rondouillard », répondit Jane en tapotant l’estomac de son mari, nettement plus petit qu’elle. À côté d’elle, il pouvait faire penser à un troll, en effet, mais presque tous les hommes étaient dans le même cas. Pour Jane, ça n’avait pas d’importance : elle était guérisseuse et, à ses yeux, chacun était un sac transparent rempli de viande, d’organes visqueux et de sang. Elle affirmait qu’on s’y habituait, à la longue. « Allez, Francis, dépêche-toi, prends ton chapeau. Il faut qu’on y aille.

— Pourquoi ? Vous m’emmenez faire la fête ?

— Hélas non. » Dan ouvrit les mains en un geste navré. « Je viens de recevoir un message de Browning. Son contact au gouvernement l’a prévenu que le projet d’enregistrement vient de franchir une nouvelle étape.

— Quoi encore ? » Francis enfila son holster puis son manteau. Le .45 posé sur son bureau disparut dans l’étui. Très occupé à tenter de sauver son patrimoine, il n’avait pas prêté grande attention aux rumeurs de décret présidentiel. « Ils ont commencé les arrestations ?

— Il y a bien un camp pour actifs, répondit Jane, mais pas d’arrestations. Apparemment, les actifs se portent volontaires.

— Hein ? C’est un mensonge. Une propagande à peine crédible.

— Il faut qu’on aille voir ce qui se passe, c’est dans le New Jersey.

— Le New Jersey ? » Francis réfléchit un instant. Il retourna prendre un autre automatique .45 et des chargeurs pleins dans un tiroir de son bureau. Jane haussa un sourcil. « Hé, ne me regarde pas comme ça. On va dans le New Jersey. »

Drey Town (New Jersey)

Ce n’était pas du tout ce à quoi il s’était attendu. Ce n’était pas un camp de prisonniers. C’était un bourg, et même un bourg plutôt charmant, niché dans la forêt au bord d’un lac serein, et facile d’accès depuis la ville. Des pancartes annonçaient la mise en service d’une ligne de bus, clamaient que l’eau était poissonneuse et la forêt sillonnée de sentiers de randonnée. Partout, les pancartes énuméraient les merveilles déjà offertes par Drew Town ou bientôt disponibles, et toutes montraient des familles épanouies plongées dans des activités familiales épanouissantes. Certains dessins étaient volés à des numéros du Saturday Evening Post.

Les maisons étaient jolies. La plupart étaient encore en chantier, mais deux cents, déjà terminées, s’alignaient proprement dans des rues planes et régulières. Des numéros pour les voies orientées nord-sud, des lettres pour les autres. Les pelouses venaient d’être semées, mais de pimpantes barrières blanches les entouraient déjà.

Pas le moindre barbelé à la périphérie. Ni projecteurs ni miradors. Oui, il y avait un poste de garde sur la route principale, dans lequel s’ennuyaient deux vigiles, mais rien de plus. Les chevaliers avaient contourné la cahute en suivant un camion à ordures sur une route secondaire. Même en pleine nuit, des ouvriers travaillaient d’arrache-pied. Ils étaient des centaines. Des pancartes, encore, proclamaient qu’ils avaient échappé au chômage grâce à la Work Project Administration.

« La WPA ? demanda Dan alors qu’ils roulaient entre des dizaines de maisons en construction.

— Du vent, répondit Francis. Une agence fondée à coups de milliards de dollars, qui prend l’argent de nos impôts pour salarier de pauvres types chargés de creuser des trous avant de les reboucher.

— Francis, je ne te savais pas militant, s’exclama Jane.

— J’ai le droit de me plaindre. Quand je me fais voler mon portefeuille, personne ne me demande de remercier le voyou. » Les carrefours étaient éclairés par des lampadaires. Par endroits, on voyait les fondations de grands bâtiments. Les pancartes annonçaient des écoles, des hôpitaux, des églises et même des usines. C’était une immense cité ouvrière. En beaucoup plus bourgeois. « Qu’est-ce qu’ils mijotent ?

— Aucun journaliste n’a pipé mot sur cet endroit, dit Jane. Selon l’informateur de Browning, c’est pour accueillir des actifs.

— Ce qui est sûr, c’est qu’ils attendent des milliers de personnes. » Dan arrêta la Packard devant une maison terminée. Les fenêtres étaient éclairées. « Attendez. Je vais nous obtenir des réponses. » Il sortit. Francis et Jane lui emboîtèrent le pas.

Leur parleur grimpa les marches du perron et sonna. Des insectes bourdonnaient sous la véranda. Jane prit le temps d’admirer les parterres de fleurs. Francis, lui, remarqua la plaque de bronze fixée sur la porte : une enclume en lévitation. « Vous avez vu ça ? »

Dan fronça les sourcils. « C’est le symbole qu’ils veulent apposer sur le brassard des lourds. » Il sonna une seconde fois.

Du bruit à l’intérieur ; la porte s’ouvrit sur un grand type au cou de taureau, qui les dominait tous d’une bonne tête. Ses mains couvertes de cals auraient pu envelopper la tête de Dan. Un physique de lourd, en effet. « Il est tard. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous êtes l’occupant ? » demanda Dan.

Les petits yeux du lourd se plissèrent. « Hein ? »

Il ne fallait pas oublier que les lourds étaient rarement futés. Jake Sullivan faisait exception. « Vous vivez ici ? C’est chez vous ?

— Question idiote. Bien sûr que je vis ici. Vous êtes qui ? »

Dan activa son pouvoir. « On est des amis. On vient te rendre visite.

— Oh, salut ! Content de vous voir. Entrez, entrez ! Alice, on a de la visite ! » Toute son attitude avait changé. « Vous voulez des petits gâteaux ?

— Non, ça va. » Dan sourit. Chiffe molle. « On n’a qu’une minute, on ne peut pas rester.

— Mais ça fait une éternité qu’on ne s’est pas vus !

— On se demandait, mon ami, comment tu as fait pour t’installer dans cette jolie maison dans cette jolie petite ville ?

— C’est chouette, hein ? Dieu sait que j’aurais pas pu me l’offrir avec mon salaire de métallo. C’est le gouvernement qui m’a écrit. Alice m’a aidé à lire la lettre. Comme j’avais de la magie, on pouvait vivre ici gratuitement. Et ceux qui n’avaient pas de travail, on allait leur trouver du travail. Tout le monde à Drew Town a un pouvoir magique. Monsieur Drew dit que seuls les magiques ont le droit de venir.

— L’architecte… souffla Francis, qui l’avait croisé à la Maison Blanche. Le salopard.

— Oh, il est très aimable, affirma le lourd. Il veut protéger les actifs, parce que tout le monde ne nous aime pas. Vous les connaissez, ces gens de la Ligue. »

Il parlait de la Ligue pour une Amérique libérée de la magie. Comme beaucoup de groupes d’imbéciles intolérants, ses membres aimaient les lynchages et les bombes incendiaires. Francis continuait à grincer des dents à l’idée qu’il avait reçu une balle en protégeant ces ingrats d’un attentat. « Un costaud comme toi, tu n’en ferais qu’une bouchée. »