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Le lourd haussa les épaules. « Oui, je suis fort. Et alors ? J’ai une femme et des gosses. Ici, on n’a pas de souci à se faire. Personne n’emmerde mes enfants parce qu’ils sont bizarres, et ils peuvent aller à l’école, alors que moi j’ai jamais pu. Je suis pas le seul. Il y a déjà plein de gens, ici. D’après monsieur Drew, toute la ville sera bientôt peuplée d’actifs, et ils en construiront d’autres dans tout le pays.

— Merci, mon ami, dit Dan. Bonne soirée. Oublie que nous sommes venus.

— O.K. Au revoir. » Le lourd ferma la porte.

Ils s’éloignèrent. Francis tourna, traversa la pelouse, sauta la barrière et courut vers la véranda suivante. La porte était marquée du symbole des crépiteurs. De l’autre côté de la rue, les os entrecroisés d’un hérisseur. Il décolla un prospectus fixé à un lampadaire. Sous le dessin de Norman Rockwell, on rappelait que les habitants pouvaient toucher un bonus en indiquant aux administrateurs le nom d’actifs de leur connaissance, afin qu’ils soient contactés. Francis s’empressa de remonter en voiture. « Toutes les maisons sont marquées. » Dan pianotait sur le volant. Ils pensaient tous les trois la même chose, mais ce fut Jane qui parla la première. « Apparemment, le président Roosevelt estime qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, mais avec du miel.

— Ou alors avec de la merde. » Francis leur tendit le tract. « C’est le plan de Bradford Carr, mais avec un masque souriant, un garage pour deux voitures et un bassin à poissons rouges.

— Inutile d’arrêter les actifs si la plupart se portent volontaires, soupira Dan. On sait que le BCI établissait des listes. Il leur suffira d’envoyer des invitations. Quand ce bled sera tout beau et tout peuplé, il fera la couverture des journaux et des magazines, et on ne parlera que de ça dans les émissions de radio. C’est bien ainsi que je m’y prendrais, à leur place. Tous les actifs qui en ont marre d’être harcelés, ou qui sont au chômage, demanderont une place. »

Francis regarda les barrières blanches et imagina, à la place, des barbelés. Une fois de plus, les dirigeants essayaient de rassembler les magiques en troupeaux facilement contrôlables.

Mais pourquoi ?

Quelque part en France

Jacques, le lendemain matin, avait déboulé avec deux billets de train en demandant à Faye de faire ses bagages. Ç’avait été vite fait : elle voyageait léger. L’ancien s’était montré aussi énigmatique que d’habitude. Faye ne lisait pas le français, mais des cartes schématiques ornaient le dos de leurs billets. Apparemment, ils partaient pour l’Allemagne. Elle ne savait rien de ce pays, sauf que le Kaiser était dans le camp ennemi pendant la Grande Guerre et que des hommes comme monsieur Sullivan s’y étaient battus jusqu’à ce que la capitale soit détruite par un rayon de paix. Heinrich, le seul Allemand qu’elle connaisse, décrivait un pays agréable, si on faisait abstraction de la famine, de la pauvreté, de l’anarchie et des zombies.

« Voyons, Faye, pourquoi bouder ? Vous passez votre temps à regarder par la fenêtre. Vous devriez être contente : nous voyageons ! »

Faye soupira. « Vous appelez ça voyager ? » Les gens normaux ne pouvaient pas comprendre la délicieuse liberté que lui offrait son pouvoir magique. Voyager, c’était du bonheur concentré.

« Reconnaissez-le, ma chère, vous n’êtes à l’aise que quand vous vous déplacez.

— Ce n’est pas voyager, ça, Jacques. Ça, c’est le salon d’un manoir que des richards ont posé sur des rails. » Faye désigna la table entre eux. « On nous sert même des gâteaux ! Pourquoi vous aimez tant les gros trucs sucrés ?

— Parce que je suis moi-même un gros truc sucré. » Il se tapota le ventre. « Allons, si ce moyen de transport n’est pas assez rapide à votre goût, au moins permet-il de profiter du paysage. »

L’argument se tenait. L’Europe, c’était très joli. Tout ce que Faye avait vu de la France jusqu’ici était vert et soigné. Ravissant. Certes, Faye était une véritable globe-trotteuse, mais c’était tout récent. Elle avait passé le plus clair de sa vie dans deux trous. D’abord Ada, en Oklahoma – dans ses souvenirs, un désert affreux, cruel, stérile. Ensuite El Nido, en Californie, un paradis de champs de luzerne et de vaches au pré. La France lui rappelait la Californie bien plus que l’Oklahoma. Avant la Californie, elle n’avait jamais vu de gens gros. Dans l’Oklahoma, le soleil et le vent buvaient toute votre graisse pour vous laisser sec et mauvais. M. Bolander avait changé la situation : sa mort avait libéré la pluie et sauvé la région. À la radio, on disait que l’herbe commençait à repousser. L’Oklahoma de ses souvenirs était bien différent. Elle était contente de l’avoir quitté. Ça ne lui manquait pas du tout.

« C’est pas mal.

— Et puis, on a ça pour nous tout seuls. » Jacques prit un biscuit et le promena d’un geste circulaire dans la voiture luxueuse. « Être un riche retraité, ça a ses avantages.

— Mon petit ami est le propriétaire du CBF.

— C’est vrai. Où avais-je la tête ? Je ne suis qu’un pauvre clochard par rapport au jeune Francis Stuyvesant, mais j’ai réservé cette voiture parce que c’était la seule qui nous assurait une certaine intimité. Ça nous donne le temps de parler.

— Pour continuer ma leçon ?

— Je ne sais pas si on peut parler de leçon. C’était l’idée de Murmure, ça. Moi, je veux vous raconter ce que je sais de l’ensorcelé. Espérons que vous ne vous transformerez pas en machine à tuer avant que j’en aie fini. »

C’était un peu tard pour ça, mais Faye comptait bien ne tuer que des méchants. « Quel optimisme délirant, Jacques ! »

Le vieux monsieur sourit. « C’est dans ma nature, très chère.

— Bon, on va où ?

— Ne vous tracassez pas. Je vous préviendrai quand on arrivera. Sachez seulement que nous allons discuter avec un vieil ami à moi. Il m’a aidé à comprendre ce dont l’ensorcelé était capable. J’espère qu’il en sera de même pour vous. » Jacques farfouilla dans un de ses sacs. « Nous en avons encore pour plusieurs heures. »

Des heures ? Dire que, pour les gens normaux, voyager, c’était ça… « Je me demande… »

Le bruit d’une épaisse liasse de papiers lâchée sur la table l’interrompit et manqua faire tomber l’assiette de gâteaux. Jacques dénoua les ficelles qui retenaient la liasse : une masse chaotique de correspondance.

Faye prit une lettre. L’enveloppe, décolorée par le temps, avait souffert de l’humidité. L’écriture, peu soignée, était difficilement lisible. « Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous ai dit qu’Anand Sivaram écrivait beaucoup. Mieux connaître celui qui a le premier porté le manteau d’ensorcelé vous permettra peut-être de mieux comprendre votre pouvoir. Vous devriez vous y mettre. »

Les heures et les kilomètres passèrent ; Faye découvrait Anand Sivaram.

Ce fut dans ma vingt-cinquième année, alors que je ne maîtrisais pas encore parfaitement mon lien avec le pouvoir, que j’ai reçu la première étincelle de compréhension. J’ai lu les mots d’hommes sages et admirés, de scientifiques et de philosophes, de fanatiques et d’eugénistes, mais c’est dans un hospice misérable que j’ai compris l’essentiel : tous, ils avaient tort. Ils ne comprenaient pas la magie parce qu’ils ne ressentaient pas la magie. La magie, ça se vit. Ça se respire. Ça fait partie de votre âme. Seule l’immersion dans le fleuve de la magie permet de réellement communier avec le pouvoir.