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Sans qu’elle sache pourquoi, c’était Faye qu’il avait choisie. Elle le regrettait amèrement.

Faye était la nouvelle ensorcelée. À l’époque, elle ne se doutait de rien, bien sûr, mais c’était ce sortilège qui lui avait permis de vaincre le président et de sauver le Tempête, puis d’annihiler M. Corbeau transformé en super-démon. Ça ressemblait beaucoup à un don, mais, selon Murmure, c’était une malédiction. Le créateur du sortilège, au début, était pétri de bonnes intentions, mais, plus il y avait eu recours, plus il était devenu mauvais.

Les anciens du Grimnoir redoutaient si fort l’apparition d’un nouvel ensorcelé qu’ils étaient prêts à la faire assassiner. En plus, ils avaient toujours jugé Faye à moitié folle ; dans leur esprit, elle partait donc avec un handicap. Ils avaient même chargé Murmure de la surveiller discrètement et de l’exécuter si elle tournait mal. Mais la Française avait désobéi : elle lui avait fait promettre de choisir le bien, puis s’était logé une balle dans le cœur pour sauver une ville.

Faye, pendant le voyage, avait tenu un paquet de conversations compliquées mais unilatérales avec le cercueil de Murmure. À présent, on faisait descendre ce cercueil dans le trou, et Faye s’était planquée sur le toit d’une vieille église pittoresque, entre deux gargouilles hideuses. Elle examinait l’assistance par le truchement de sa longue-vue dans l’espoir de deviner lequel des hommes en noir était censé lui servir de mentor.

Jacques Montand était spécialiste du terrible sortilège, et Murmure avait demandé à Faye de le rejoindre. C’était un ancien du Grimnoir, l’un des sept dirigeants de la société secrète. Faye était très fière d’en faire partie, car ceux qu’on nommait les chevaliers accomplissaient des actes héroïques, mais elle tiquait à l’idée d’un assassinat préventif sous prétexte qu’elle déciderait peut-être un jour de devenir maléfique. Elle était bien tentée de leur donner une leçon…

Elle reporta son attention sur la cérémonie. Ces tentations de violence, c’était justement ce qu’il lui fallait éviter. Même si elle avait du mal : après tout, tuer des gens, tel était son grand talent. Elle avait emprunté la longue-vue au vaisseau où elle avait joué les passagères clandestines. Elle examinait chaque visage autour du cercueil en se demandant qui était le sorcier-guerrier qui avait fait de Murmure un chevalier du Grimnoir, et qui étaient les amis de la jeune femme dans la vie ordinaire, et non la clandestinité. Difficile de trancher, surtout avec ces fichus parapluies. De plus, pour une bonne moitié des gens, Faye ne voyait que leur nuque. Mais elle n’osait pas descendre. Il fallait rester bien cachée. Les anciens devaient continuer à la croire morte.

Ce qui soulevait un autre problème. Si, quand elle aurait parlé à Jacques, celui-ci décidait de la dénoncer au conseil ? Elle risquait alors de devoir le tuer pour le réduire au silence. Sinon, ceux qui avaient chargé Murmure de l’éliminer apprendraient qu’une seconde tentative était nécessaire. Elle savait bien quel scénario était le plus raisonnable, mais achoppait contre sa promesse à Murmure, et elle n’avait aucune envie de se mettre à assassiner des gentils. Même en légitime défense.

La situation est compliquée.

Pour accéder au rang d’ancien du Grimnoir, on n’avait pas besoin d’être vieux, seulement sage. Jacques, pourtant, devait avoir un certain âge : il avait vaincu le dernier ensorcelé quand Faye était encore bébé. L’assistance comptait plusieurs hommes grisonnants. Faye avait rencontré d’autres anciens ; ils étaient roublards et ne se déplaçaient pas sans gardes du corps. Normal : l’Imperium, les Soviets et un paquet d’autres étaient toujours à leurs trousses. Faye cherchait donc à repérer des gardes du corps. Elle vit quelques types musclés, mais ils pouvaient être au nombre des petits amis de Murmure. Et, de toute façon, dans le Grimnoir, on n’avait pas besoin d’avoir un physique de taureau comme Jake Sullivan ou Lance Talon pour se révéler dangereux. Faye, maigriotte et passe-partout, en constituait la meilleure preuve.

L’un des avantages de son pouvoir magique était qu’elle voyait le monde bien plus clairement que les autres. Elle avait comme une carte géographique dans la tête. Sans bien sûr voir à travers les murs, elle sentait d’instinct ce qui se trouvait de l’autre côté. Ainsi, dans cette vaste église, sans doute une cathédrale, se trouvaient quinze personnes, et Faye discernait même le premier niveau des tunnels qui passaient en dessous. Surtout des rats et des ossements. Elle percevait le danger et tous les objets assez gros pour la blesser si elle se matérialisait trop près.

Faye n’avait pas rencontré beaucoup d’autres voyageurs : c’était le plus rare des pouvoirs magiques. Grand-père ne maîtrisait pas la carte mentale, aucun livre du Grimnoir n’en mentionnait l’existence ; quant aux quelques voyageurs de l’Imperium qu’elle avait rencontrés, elle était trop occupée à les zigouiller pour parler boutique.

Sa carte à elle, en tout cas, identifiait être vivants et magie. Avec un effort, elle arrivait même à remonter le lien qui unissait chaque actif au pouvoir. Elle se concentra, agrandit sa carte et la centra sur le cimetière. Naturellement, elle y repéra des pouvoirs magiques de différentes sortes. Certains actifs disposaient même de connexions très solides avec le pouvoir.

Était-ce ainsi que l’ensorcelé précédent avait basculé ? Lui aussi était un voyageur. Disposait-il d’une carte mentale qui lui indiquait les magiciens autour de lui ? La tentation de tuer pour voler de l’énergie magique était-elle née ainsi ? Faye avait beau comprendre qu’on veuille renforcer ses pouvoirs, l’idée la rendait malade.

Elle dut s’interrompre pour essuyer les gouttes d’eau sur la lentille. La longue-vue grossissait la figure des actifs, qu’elle étudiait posément. Elle identifiait aisément les membres du Grimnoir. Ils étaient tristes, comme les autres, mais dégageaient aussi une certaine résignation, comme s’ils avaient déjà assisté à trop d’enterrements. C’était assez prévisible : les chevaliers passaient leur temps à se faire tuer. Les plus déprimés appartenaient donc au Grimnoir.

L’averse de printemps gênait Faye, et trimballer un parapluie empêchait vraiment de jouer les espionnes. En plus, la pluie avait ramolli les fientes de pigeon amassées par les ans sur le toit de l’église. Ça glissait, et sa robe était fichue. Allez, Jacques… Lequel êtes-vous ?

Faye avait si bien centré sa carte sur les endeuillés qu’elle ne perçut le danger qu’au tout dernier moment. Il y avait quelqu’un d’autre sur le toit !

Elle se matérialisa sans mal sur la corniche. Elle n’avait même plus besoin d’écarter un bras pour garder l’équilibre. Elle tirait une fierté légitime de ses talents de voyageuse. Les scientifiques avaient baptisé « téléportation » la forme de magie qu’elle pratiquait, mais à ce terme compliqué elle préférait celui de « voyage ». Puisque c’était le mot qu’employait Joe le Voyageur, son grand-père adoptif, que Dieu ait son âme, elle s’en contentait bien volontiers.

L’inconnu était resté tourné vers le point de départ de Faye, qui en profita pour l’examiner. Tout voûté qu’il fût derrière son monstre de pierre, on voyait qu’il était grand, costaud, avec un début de brioche. Il avait dû perdre son chapeau au cours de l’escalade, car il était tête nue alors que les hommes portent toujours un chapeau. Il était malaisé de lui donner un âge. Il avait une tête de vieux mais se mouvait comme un jeune. Il était magicien, ça oui, mais Faye n’avait pas encore déterminé de quelle sorte. Il avait le cheveu rare et blanc, plaqué sur le crâne par la pluie. Il portait un beau costume sombre, à présent souillé de gris par ces sales pigeons. Bien fait pour lui. Il n’a qu’à pas jouer au ninja de l’Imperium.