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Jacques revint de déjeuner. Elle ne l’avait pas vu partir, elle ne l’avait pas entendu lui demander si elle voulait se restaurer. Il posa près d’elle un plat de viande, du fromage et du pain. Elle dévora le tout sans en sentir le goût.

La lettre suivante ne s’adressait à personne. L’écriture était tremblante, pénible à déchiffrer.

Je suis à la veille d’une découverte capitale. Ici, la muraille entre notre monde et le pouvoir est mince. Mon esprit ne parvient pas à concevoir ce qu’il faut faire. Je suis faible. Les autres ne comprennent pas. Ils gaspillent leur pouvoir. Les imbéciles. Ils avancent à l’aveuglette sans comprendre ce qu’il faut faire. Je vais m’approprier leur pouvoir et l’utiliser comme il doit l’être.

Je ne crois pas aux dieux. Les dieux ne m’ont jamais aidé. Tout ce que j’ai fait, je le dois à mon intelligence. Pourtant, aujourd’hui, à l’heure où mon esprit me trahit, j’ai prié pour obtenir de l’aide.

Je crois que quelque chose a répondu.

Faye ne comprenait rien au dessin qui suivait ces lignes, un mélange de mathématiques et de formes bizarres qui lui donnait mal à la tête. Elle dut se forcer à détourner les yeux et poussa un grognement audible.

Jacques, en face d’elle, l’observait tout en sirotant un verre de vin. « Oui. Vous avez trouvé, je vois, l’esquisse du sortilège qui allait devenir votre malédiction.

— C’est ça ?

— Je le pense. Ne vous en veuillez pas ; tout le monde réagit ainsi. » On frappa à la porte. Jacques répondit en français d’une voix forte. Un employé passa la tête pour poser une question que Faye ne comprit pas. Elle comprit en revanche le « oui » que répondit Jacques.

« Que voulait-il ? demanda-t-elle quand l’homme fut reparti.

— Simplement s’assurer que nos vitres étaient bien fermées, par précaution. Ne vous en faites pas. » Jacques sortit la bouteille du seau à glace et se resservit. « Continuez, je vous en prie. »

Chère Devika, j’ai réussi là où tous les autres ont échoué. On m’a traité d’illuminé mais j’ai démontré la vérité. Le pouvoir est vivant. Ce que nous appelons magie est le moyen par lequel il se nourrit. Il accorde un peu de lui-même à certains d’entre nous et, chaque fois que nous activons ce lien en manipulant le monde physique, la magie se renforce. À notre mort, le surplus retourne au pouvoir, qui est en fait un parasite symbiotique et prospère grâce à nous. Le processus se répète, de nouveaux actifs apparaissent, le cycle continue. Le pouvoir lui-même est conscient, dans une certaine mesure. Conscient ? Oui. J’ignore encore s’il sait que je lui ai dérobé quelque chose et, si oui, comment il va réagir à mon larcin. Je compte me servir du pouvoir comme il se sert de nous. Je te demande pardon pour ce que je vais devenir.

Une vieille photographie en très mauvais état représentait une toute jeune femme. À l’époque, personne ne pouvait sourire sur les photos, parce que les muscles des joues se fatiguaient bien avant qu’on ait fini de poser, mais la dame était très jolie.

« C’est là que je me suis intéressé à l’histoire, souffla Jacques. Elle appartenait au Grimnoir. C’était… une amie… Au début, Sivaram était un vautour. Il interceptait la magie de ceux qui mouraient autour de lui. Même ceux qu’on considère comme normaux détiennent une parcelle de magie, car souvent le pouvoir les touche et, ne les jugeant pas à la hauteur, se retire. L’ensorcelé volait même ces traces-là, mais ça ne suffisait pas. Il lui en fallait davantage. Plus puissant l’actif, mieux ça valait. »

À mesure que la liasse de papiers diminuait, on trouvait moins de notes et de lettres et davantage de coupures de journaux. Faye les lut toutes. Meurtre. Meurtre. Meurtre. Mort accidentelle. Tuerie. Noyade. Accident d’avion. Incendie dans un théâtre. Navire perdu en mer. La liste s’allongeait…

« Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Se téléporter, commettre une horreur, disparaître. Beaucoup des assassinats qui ont contribué au déclenchement de la Grande Guerre sont de son fait, je le soupçonne : son amour du chaos, et l’espoir qu’une guerre moderne s’accompagnerait de morts sans nombre. C’est comme cela que nous l’avons arrêté. Je lui ai tendu un piège. Je suis allé là où se produisait le pire massacre de l’histoire humaine, et j’ai attendu. À une autre, je demanderais si elle imagine quel redoutable assassin peut faire un voyageur surdoué et motivé… Mais vous le savez fort bien, Faye. »

Faye hocha la tête. Elle s’efforçait de n’employer son pouvoir que pour faire le bien ; n’empêche qu’elle tuait comme elle respirait. Cela, pourtant… Elle feuilleta les articles de journaux. C’était inimaginable.

« Même alors, nous le sous-estimions. Sivaram n’était plus un simple mortel, à cause du sortilège dont il s’était marqué. Il a été dur à attraper, encore plus dur à tuer. Il a massacré mes hommes et tous les malheureux qui se trouvaient dans les parages. À mon sens, l’ensorcelé est la plus grande menace qui pèse sur nous.

— Avant même le président ?

— La thèse se défend. Mais mon opinion est minoritaire. Les actes d’Okubo Tokugawa, au moins, répondaient à une certaine logique froide. Oui, je sais qu’il a tué beaucoup, beaucoup plus de gens que Sivaram ne l’a même rêvé. Ce n’est pas comparable. L’Imperium du président a transformé la boucherie et l’esclavage en une mécanique sanglante impitoyable ; cela ne peut être l’œuvre que d’un gouvernement tout-puissant. Sivaram, lui, était seul ; la majorité des anciens ne voyaient en lui qu’un chien enragé qu’il fallait abattre. Mais, après avoir étudié ses agissements et l’avoir suivi pendant des années, j’ai fini par comprendre la véritable nature de la menace. Lisez sa dernière lettre. Elle n’a jamais été postée. Lisez, Faye. »

Chère Devika, beaucoup de temps s’est écoulé depuis ma dernière lettre. Mon travail m’a accaparé. Je t’écris dans un bref moment de lucidité. Je ne sais pas si j’en aurai beaucoup d’autres, car ils sont de moins en moins fréquents. Ne laisse pas mes fils prêter l’oreille aux rumeurs qui circulent sur moi. Les rumeurs sont fondées, mais ils ne doivent jamais apprendre tout le mal que j’ai causé. Mon orgueil m’a aveuglé. Voler de la magie au pouvoir se paie très cher. Il est plus intelligent que je ne l’avais supposé, et il apprend sans cesse. Il se servait de moi quand je croyais me servir de lui. Les émotions humaines s’appliquent mal à lui, mais la découverte de mes larcins ne l’a pas contrarié. Au contraire, découvrir mon ingéniosité l’a rempli d’espoir. Le pouvoir a voulu me préparer à accomplir une mission, mais je me suis révélé indigne de ses dons. J’ai échoué. À présent, il ne reste que la faim.

J’ai échoué à comprendre sa véritable nature. Quoique inintelligible pour nos esprits lamentables, il a des désirs et des aspirations. Il se sert de l’humanité pour une raison qui m’échappe. C’est dans l’espoir d’atteindre ses buts qu’il nous fait avancer.

Quand j’étais jeune et naïf, j’espérais maîtriser le pouvoir en jouant avec des formes inaccessibles à l’esprit humain. Moi qui n’étais rien, je me suis présenté devant lui en guise de sacrifice, d’expérience scientifique. Il m’a utilisé et, bien que j’aie échoué, il réessaiera, car je l’ai étonné. Je lui ai montré de quoi l’humanité est capable. Le sortilège gravé dans ma chair est trop puissant pour mourir. Le pouvoir trouvera un nouveau sujet sur lequel travailler.