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— Pas exactement. Des horreurs parcourent ce désert. Quelques êtres vivants ont été métamorphosés. Un usage trop intense de la magie a toujours des effets secondaires. Ça transforme les tissus physiologiques. Même respirer cette poussière, ça va vous rendre malade. Ici, il ne faut pas s’attarder. »

Faye, jusque-là, croyait connaître la laideur. Le cercle noirci de Mar Pacifica était laid, mais c’était une blessure récente. Ceci, c’était une vieille cicatrice, une cicatrice jamais bien refermée.

« Vous n’avez pas vu la guerre, Faye. Vous n’avez vu que des escarmouches. Voici ce qui arrive quand la magie affronte la magie. Vous n’avez pas vu la sauvagerie absolue qui accompagne des violences de grande ampleur. La bataille d’Amiens, l’une des plus terribles de l’histoire, a provoqué la mort d’un nombre jamais égalé d’actifs. Jour après jour, ils s’entretuaient sous des déferlements de magie inimaginables. Les lois de la physique étaient suspendues. Les hommes devenaient surhumains, parfois inhumains, et, après coup, la terre avait tant souffert qu’on n’a pas pu enterrer les morts sans tomber malade. On a fait ce qu’on a pu, mais la plupart des cadavres ont été abandonnés à la boue.

— J’ai entendu dire que c’était horrible.

— Si le général Roosevelt n’avait pas sacrifié ses Volontaires américains, mon pays aurait été conquis par les hordes zombies du Kaiser. Le front n’a tenu que grâce à un mélange de chance, de courage et de ténacité. Oh, comme le pouvoir a dû s’engraisser sur notre dos ! » Jacques avait l’air fatigué. Amer et fatigué. « Un véritable festin. »

Au loin, Faye distinguait des collines couvertes de végétation vivante ; par bonheur, le champ de bataille ne s’étendait pas à l’infini. La cicatrice était circonscrite. « Vous étiez ici ? »

Jacques regardait par la fenêtre. « Au début ; mais je suis parti quand j’ai su où se trouvait l’ensorcelé. J’ai manqué l’offensive finale : je me trouvais aux trousses de Sivaram, à quelques kilomètres de là. Pendant la guerre, j’avais du mal à le localiser. Avec tant de morts où puiser, il n’avait pas eu grand besoin de frapper lui-même. L’occasion ne se représenterait pas. Je n’étais pas seul. Des chevaliers des deux camps ont déserté pour me porter assistance. Nous avons mis la guerre entre parenthèses afin d’éliminer un danger plus terrible. Je suis le seul survivant ; d’un point de vue bien triste, Sivaram m’a sauvé la vie.

— Parce que vous avez manqué la bataille.

— Oui. On l’a rattrapé quelques minutes après qu’il a assassiné toute la famille de Murmure. Elle était seule au monde. Je l’ai élevée comme ma fille. » Jacques s’essuya les yeux. « Je l’aimais énormément.

— Je ne savais rien de tout ça, souffla Faye.

— La seule chose à retenir, c’est ceci : sans Murmure, vous seriez morte. Vous comprenez, Faye ? Si vous vous trompez, si le pouvoir décide que l’ensorcelée représente la prochaine étape dans sa relation avec l’humanité, il y aura la mort et le pillage, la guerre entre les actifs, comme des animaux. Nous deviendrons prédateurs et proies. » Jacques ne quittait pas des yeux la plaine massacrée. « Si vous vous trompez, notre avenir, c’est ceci. »

Chapitre 9

Celui qui comme moi réveille, pour leur livrer combat, les plus mauvais démons incomplètement domptés qui habitent un cœur humain doit être prêt à ne pas rester lui-même indemne.

Sigmund Freud, Fragment d’une analyse d’hystérie, 1905, tr. Françoise Kahn et François Robert.

Wannsee (Allemagne)

Le mur de Berlin était beaucoup plus haut que Faye ne le pensait. Elle avait entendu parler de la muraille édifiée autour de la Cité morte pour empêcher les zombies d’en sortir ; il suffisait d’écouter la radio pour être au courant. Mais, peut-être parce qu’elle avait passé des années dans la ferme Vierra, elle s’était toujours imaginé une barrière comme celle des enclos à vaches, et non un gigantesque mur de pierre. Si elle y avait réfléchi, elle aurait corrigé cette idée naïve. Après tout, les vaches et les zombies, ça n’avait pas le même caractère.

« L’homme à qui vous voulez que je parle, il est là-dedans ?

— C’est exact. »

Cherchait-il à la faire tuer ? Faye avait déjà eu affaire à des morts-vivants ; elle les savait dangereux. Jacques voulait-il se débarrasser de la nouvelle ensorcelée ? Éviter de devoir repasser la question aux voix, l’expédier dans la zone la plus dangereuse du monde sous un prétexte idiot, et attendre que les zombies la dévorent ? C’était ignoble, mais assez crédible. « Vous êtes dingue ? »

Jacques gloussa. « Avec le mode de vie qui est le nôtre ? On le devient forcément un peu. »

La gare se situait dans les faubourgs de la ville autrefois appelée Berlin. Elle était grise et abîmée, comme le mur et ses environs. Faye avait toujours pensé que, si Heinrich s’habillait de gris, c’était parce que les estompeurs aimaient se fondre dans le décor. À présent, elle se demandait s’il s’agissait de sa couleur préférée parce qu’il avait grandi dans une cité uniformément grise.

Jacques devina ses pensées muettes. « Les gens qui habitent aux alentours évitent les couleurs vives. Si un mort-vivant réussit à franchir le mur, et s’il a encore ses yeux, les couleurs l’attirent, comme le bruit ceux qui ne sont pas encore sourds. »

À ces mots, Faye se rendit compte du calme ambiant. Bien sûr, le moteur du train faisait du bruit, mais, depuis qu’on l’avait éteint, un silence étrange régnait. Le porteur chargé de leurs bagages avait une voix étouffée. Il n’y avait ni annonce sonore, ni musique, ni conversations animées. Vivre dans l’ombre de la mort pompait l’énergie vitale du lieu. Le mur de pierre grise écrasait la ville ; personne ne pouvait oublier. « C’est affreux.

— La plupart des zombies ont perdu l’esprit et sont incapables de pensée rationnelle. En cas d’évasion réussie, ce qui n’est pas si rare paraît-il, il vaut mieux les laisser errer sans but que les voir se jeter sur les vivants. Ça donne aux vigiles plus de temps pour les repérer.

— Et ceux qui sont restés intelligents ?

— Heureusement pour tout le monde, il n’y en a plus beaucoup. Si un zombie lucide décide de passer du côté humain du mur, que le ciel nous vienne en aide. Abattre les morts-vivants furieux est une spécialité de nos chevaliers allemands. »

L’atmosphère rappelait celle du champ de bataille. En ce lieu, l’énergie magique avait ouvert une plaie béante dans le tissu du monde. Faye avait survécu au rayon de paix à Mar Pacifica – une décharge infiniment plus faible que celle qui avait frappé Berlin ; quand elle était remontée à la surface, ça ne ressemblait pas à ce qu’elle voyait à présent. Tout brûlait et fumait encore. La campagne n’avait pas eu le temps de virer au gris mort. Faye n’était pas retournée là-bas, mais elle savait au fond d’elle-même que ce serait dévasté, maudit à jamais… Jadis, c’était si joli.

« Je n’arrive pas à croire qu’on va pénétrer là-dedans.

— “On” ? Je compte louer des chambres pour la nuit et nous offrir un repas chaud. Demain matin, vous entrerez. Moi, je resterai au lit avec un bon roman. Si vous n’êtes pas revenue dans les vingt-quatre heures, j’en conclurai que vous avez disparu et je reprendrai le train pour Paris.

— Froussard.

— C’est une fille capable de téléportation qui dit ça au vieux monsieur rondouillard dont les genoux fatigués l’empêchent de courir. Même dans ma jeunesse, je n’étais qu’une brute de talent assez médiocre. Aujourd’hui, je ne tiendrais pas cinq minutes. »