Il se redressa, sans se rendre compte que Faye s’était déplacée, et tira de sa poche intérieure un petit pistolet noir. Faye aussi était armée : un automatique .45, beaucoup plus gros. Mais elle n’en aurait pas besoin. Consternée, elle vit l’inconnu sortir de derrière la gargouille en braquant son pistolet sur le néant.
Elle voyagea pour apparaître juste derrière lui en criant : « Bouh ! »
L’homme sursauta et, vif comme l’éclair, se tourna vers elle. Puisqu’il avait pu escalader l’église, son pouvoir magique devait être un talent physique. Faye était prête. Il la tenait déjà en joue, mais elle voyagea immédiatement. Même s’il s’agissait d’une brute puissante, sa position n’était pas enviable, tout près du bord. Elle n’eut qu’à se pencher pour pousser un bon coup.
Ses chaussures couinèrent sur les tuiles couvertes de pluie et de fiente, et il dut mouliner des bras pour garder l’équilibre. Il aurait d’ailleurs réussi, mais une tuile se fendit sous son talon. Il bascula dans le vide. « Merde ! »
Elle connaissait l’équivalent en portugais : son grand-père le prononçait souvent à propos des vaches laitières. Apparemment, ça marchait aussi en français.
Au dernier moment, Faye referma sa main droite sur la fine cravate de l’homme, et sa main gauche autour d’une aile de gargouille. Elle réussit de justesse à le retenir au lieu de dégringoler avec lui. Bien sûr, puisqu’elle pouvait voyager, même si elle lâchait prise lui seul finirait sa chute en bas.
« Voyons, voyons, monsieur ! » Elle desserra sa main une fraction de seconde, pour lui montrer qui était le chef, puis le rattrapa. Il lui agrippa le bras de toutes ses forces, à lui faire mal, mais elle sentait bien qu’il se retenait. Oui, c’était sans doute une brute. Il ne touchait plus le toit que du bout des orteils. Elle-même surplombait le vide. Elle espérait qu’il parlait anglais. « Ne faites pas de bêtise. Lâchez-moi le bras. »
Il secoua la tête en répondant avec une trace d’accent français : « Si je tombe, nous tombons tous les deux. »
Comme elle l’avait pensé, il n’était plus tout jeune. Cinquante ans bien sonnés, peut-être même soixante, difficile d’être plus précise. Les yeux écarquillés, il regardait tour à tour Faye et la rue tout en bas. Il avait beaucoup trop basculé pour espérer éviter la chute. Une brute très douée survivrait peut-être, mais ce ne serait pas une partie de plaisir. Dans l’espoir vain de s’accrocher à la gargouille, il avait laissé tomber son pistolet dans la gouttière. Il y jeta un regard navré.
« Je ne vous avais pas vue venir.
— C’est normal. »
Le vieux la dévisageait. Il avait l’air fasciné par ses drôles d’yeux gris. Tous les voyageurs avaient les yeux gris. Mais les voyageurs étaient rares. « Vous devez être Sally Faye Vierra.
— Oui. »
Il regarda autour de lui. Faye. Par terre. Flingue. Puis, prenant conscience de sa situation délicate, il se concentra sur la jeune fille. « Remontez-moi, s’il vous plaît.
— On verra. » Faye remarqua qu’il portait la bague noir et or du Grimnoir. « Pourquoi vous en prendre à moi ? »
Le vieux, d’abord secoué par sa presque-chute, avait recouvré son assurance. « Pourquoi nous espionnez-vous ? »
Question légitime, même si Faye était déçue que ses talents d’espionne ne soient pas à la hauteur. « Je cherche quelqu’un. Un ami de Murmure. »
L’homme avait l’air distingué. En tout cas, il était élégant malgré les crottes de pigeon et son habit aux coutures arrachées lors de l’escalade. Dans sa jeunesse, il avait dû être beau. Faye n’arrivait pas à lui trouver l’air impérieux d’un ancien du Grimnoir : quand la seule chose qui vous empêche de tomber d’un toit, c’est une gamine qui vous tient par la cravate, on est rarement très impérieux. Mais il était assez vieux pour avoir combattu le précédent ensorcelé.
« Êtes-vous Jacques Montand ?
— Oui. Vous êtes venue me tuer ? »
Pas vraiment. Mais qu’il continue à le croire un moment. « Je l’envisage.
— Vous savez donc qui vous êtes ?
— L’ensorcelée. Murmure me l’a dit avant de mourir.
— Je vois… » Jacques soupira. Ils le savaient tous deux : il ne pouvait rien faire pour empêcher Faye de lâcher la gargouille si l’envie lui en prenait. Son pouvoir magique la mettrait à l’abri avant qu’elle touche le sol. Lentement, il lui lâcha le bras. « Je ne sais pas ce qu’elle vous a expliqué au juste, mais je vous demande de ne pas y mêler les autres dirigeants du Grimnoir. Eux voulaient vous laisser vivre. Nos ultimes instructions à Murmure étaient de vous surveiller sans prendre aucune initiative. La majorité des anciens pensaient que, malgré la malédiction qui pèse sur vous, vous étiez innocente.
— Oh… Cette majorité, elle était de combien ?
— Cinq contre deux. »
Elle s’était crue moins populaire. « Vous, qu’avez-vous voté ? »
Il la regarda bien en face. Sa chaussure dérapa encore un peu. « Je comprends mieux que les autres la menace que représente ce sortilège. J’ai voté pour votre élimination immédiate.
— Mais je n’ai rien demandé ! » s’exclama Faye. Il aurait été facile de le lâcher. Vu la hauteur, même une brute très résistante – comme Delilah ou Toru – aurait risqué sa vie. Ensuite, Faye pourrait s’approprier le lien qui unissait Jacques au pouvoir. Mais c’était la voie de la corruption. Elle avait donné sa parole. Elle n’en avait qu’une. « Je devrais te lâcher, sale type.
— Rien de personnel ! J’ai vu les conséquences du sortilège, et je dispose d’éléments qui me font penser que tout va recommencer. Je ne regrette pas ma décision. » Il ferma les yeux et attendit qu’elle ouvre la main. « Allez-y. Je n’ai pas peur. »
Faye en fut impressionnée. Ce Français avait du cran. « Ce n’est pas pour vous tuer que j’ai fait ce long voyage, Jacques. » Elle tira fort, ramenant leur centre de gravité au-dessus du toit. Montand se retrouva sur des tuiles intactes. Mais sa cravate s’était resserrée autour de son cou : il dut l’ajuster avant de lâcher un grand soupir soulagé. Il flageolait. Brute ou non, il n’avait pas la puissance d’autres actifs connus de Faye. Le temps qu’il rouvre les yeux, elle était à cinq pas de lui, assise sur la tête d’une gargouille, au cas où il tenterait une folie. « C’est pour que vous m’instruisiez. »
Billings (Montana)
Rockville était aussi laid et désolé que dans ses souvenirs.
L’aile des prisonniers spéciaux ne communiquait pas avec le reste de la prison. De la route, on ne voyait qu’un énorme cube de béton dépourvu de fenêtres. L’affreuse forteresse était entourée d’un terrain dénudé qui paraissait trop grand, mais c’était l’espace nécessaire pour qu’un estompeur se trouve à court d’énergie magique – ou d’oxygène – avant d’arriver en lieu sûr. La cour était cernée par un mur de brique conçu pour les brutes : assez haut pour qu’elles ne puissent le franchir d’un bond, assez épais pour les empêcher de l’abattre en fonçant droit dessus, surmonté de barbelés Dannert et surveillé à chaque angle par un mirador. Les gardes qu’on y postait étaient tous tireurs d’élite. Et pas du genre à hésiter longtemps. Il n’était jamais entré dans ces tours de guet, mais on lui avait affirmé qu’outre les mitrailleuses il y avait des fusils à éléphant et même des bazookas, au cas où un prisonnier vraiment dangereux déciderait d’aller prendre l’air.