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Depuis la construction de l’aile des prisonniers spéciaux, on avait compté plus de vingt tentatives d’évasion. Une seule avait réussi. Tous les autres prisonniers avaient retrouvé leur cellule, ou le crématorium.

Rockville était laid. Rockville était un monument à la gloire de la laideur. Il était conçu pour retrancher du monde les dangereux criminels actifs. Son nom même était une menace pour les actifs qui envisageaient de recourir à la magie pour enfreindre la loi. Rockville était la pire des prisons. Un homme normal qui passerait par là s’arrêterait net, horrifié par la laideur du lieu. Heureusement qu’on était au milieu de nulle part.

Et, aussi laid que ce fût de l’extérieur, la vie à l’intérieur était pire : un enfer monotone de travaux forcés.

Ça faisait longtemps. Il n’avait jamais cru revenir. Et sûrement pas en homme libre.

Mais, au moins, cette fois il n’était pas prisonnier. Il venait jouer les recruteurs.

Jake Sullivan se gara devant le poste de garde et attendit. Il se sentait observé. L’aile des prisonniers spéciaux du pénitencier d’État de Rockville ne recevait pas beaucoup de visites. Des gardiens méfiants s’approchèrent sur sa gauche et sa droite, polis mais armés de Thompson et sur le qui-vive. Dans une prison où les détenus possédaient une force surhumaine ou pouvaient vous carboniser d’un claquement de doigts, la vigilance était de mise. Sullivan le savait : l’un des vigiles au moins serait sourd, immunisé contre les pouvoirs d’un parleur capable de convaincre ses collègues de le laisser passer.

Il présenta les documents requis et attendit qu’ils vérifient trois fois chaque tampon. Cela fut rapide. Bien sûr, Sullivan était attendu. Le directeur se montrait méthodique.

Le portail blindé résistait même aux bulldozers. L’ouvrir assez grand pour laisser passer sa voiture prit cinq bonnes minutes. Le mur d’enceinte était doublé d’une clôture métallique ; il dut encore attendre qu’on la fasse coulisser. Autrefois, il y avait des molosses entre les deux, mais il avait fallu s’en débarrasser quand un bestial les avait retournés contre les gardiens. Ensuite, la grille avait été électrifiée, jusqu’au jour où un crépiteur désireux de s’évader avait absorbé l’intégralité du voltage pour faire exploser la muraille. Depuis, c’était une grille métallique, point final.

Surveiller des actifs criminels avait cette particularité : on ne savait jamais ce qu’ils allaient inventer. Rockville récoltait la lie des bas-fonds magiques, des bandits violents et dangereux dont les juges n’avaient pas réussi à justifier l’exécution.

Derrière lui, le portail commença à se refermer dans un grand fracas. Une boule d’angoisse glacée se forma dans son ventre. Il prit une longue inspiration et attendit qu’on lui fasse signe de franchir la seconde enceinte. Jake Sullivan était un dur, mais il avait passé six longues années derrière ces barreaux. Il distinguait la carrière où, chaque jour et pendant d’interminables heures, il avait cassé des cailloux. Ici, il avait tué plusieurs codétenus. Toujours en légitime défense, mais ces horreurs ne s’oubliaient pas facilement.

Le portail se ferma comme le couvercle d’un cercueil.

Le bureau du directeur, vieillot et poussiéreux, était exactement identique à ses souvenirs. Partout, des tas de livres et de paperasses, presque tous parlant de magie et provenant de la grande bibliothèque de la prison. Sullivan les avait tous lus. Puisque cette section de Rockville était réservée aux criminels actifs, on n’avait pas regardé à la dépense dans la collecte d’information sur le sujet. Le directeur était un érudit, non par curiosité intrinsèque mais par conscience professionnelle. Pour contrer chacune des tactiques qu’inventaient ses prisonniers hors du commun, il fallait un esprit affûté ; le directeur prenait sa mission très au sérieux. Il était devenu un expert dans son domaine.

La dernière fois que Jake avait pénétré dans ce bureau, on lui avait transmis une proposition de J. Edgar Hoover : sa liberté en échange de son aide pour capturer des criminels actifs recherchés par la police. Sullivan avait sauté sur l’occasion. Certains prisonniers l’avaient traité de vendu, mais c’était par jalousie. Tout valait mieux que casser des cailloux.

Le président l’accueillit chaleureusement et renvoya son escorte. Même prisonnier, Sullivan s’était montré assez civilisé pour ne pas faire de vagues ; à présent qu’il était libre, il y avait encore moins de raisons de se méfier de lui. Il s’assit dans un fauteuil conçu pour un homme normal, qui grinça sous sa masse.

« Vous avez été fort occupé depuis notre dernière rencontre », dit le directeur installé derrière son grand bureau. C’était un homme trapu avec un cou de taureau et des cheveux en bataille, qui avait toujours un bout de cigare serré au coin des lèvres. En six ans, Sullivan n’avait jamais vu ces cigares allumés.

« C’est exact, monsieur. » Il n’était plus obligé de se montrer si déférent, mais les vieilles habitudes étaient coriaces. « Je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer.

— En plus de tout ce que j’ai lu dans les journaux, j’ai eu vent de certaines rumeurs. On raconte que c’est vous qui avez révélé la conspiration du BCI et fait arrêter les salopards qui voulaient assassiner Roosevelt. »

Sullivan ne pouvait pas expliquer au directeur qu’il appartenait dorénavant à une société secrète qui avait sauvé la côte atlantique d’une arme de Tesla prête à la pulvériser. « J’ai apporté une modeste contribution à l’affaire, rien de plus. »

Le directeur se rencarra dans son fauteuil en mâchonnant son cigare. « Alors j’ai bien fait de permettre votre libération. »

C’était lui qui avait suggéré à Hoover que Sullivan aurait une utilité dans la traque des actifs. Bien sûr, Jake ne considérait pas comme un ami l’homme qui l’avait gardé en cage aux côtés de fous dangereux, mais, quand ils s’étaient un petit peu connus, ils avaient ressenti un certain respect mutuel. Et, si le directeur ne lui avait pas accordé l’accès à la bibliothèque, il serait devenu fou. « Moi, je pense que c’était une bonne idée. Je ne veux pas parler à la place des autres.

— Les avis doivent varier. Pour certains, vous êtes un héros, pour d’autres, une menace ambulante. Pendant l’épisode où vous étiez l’ennemi public numéro un, j’ai craint d’être limogé. » Le directeur eut un petit rire. « Heureusement, il faudrait être fou pour accepter de me remplacer.

— C’était exquis. » Porter le chapeau pour la tentative d’assassinat sur la personne du président des États-Unis n’avait pas été une partie de plaisir.

« Je l’imagine. Pendant quelques jours, j’ai bien cru que j’aurais de nouveau le plaisir de votre compagnie dans les murs de notre chère institution. »

Le BCI ne l’aurait certainement pas eu vivant, mais inutile de le faire remarquer. Sullivan se contenta d’un grognement.

« Je n’ai pas souvent l’occasion de discuter avec un de mes anciens détenus après sa réinsertion. Qu’est-ce qui vous amène ici, monsieur Sullivan ?

— J’ai déposé une demande auprès du Bureau.

— Oui, monsieur Hoover m’a écrit. Sa lettre, assez mystérieuse, laissait entendre que vous travaillez sur un projet important. Rien dans quoi le Bureau soit directement impliqué, mais d’une importance vitale malgré tout.