Dans un terrible rugissement venu du haut de l’immeuble, un étage entier s’effondra.
Lance intercepta une mouette qui passait devant les fenêtres du bas. Elles étaient peintes en noir mais beaucoup étaient cassées, et il entrevit des hommes vêtus de sombre prêts à attaquer les chevaliers qui s’enfuyaient. Il concentra la majeure partie de sa conscience dans sa propre cervelle : il allait en avoir besoin.
Premier étage. Les méchants lui tournaient le dos. Ils guettaient ses amis. Viser ne serait pas une partie de plaisir. Son bras refusait de se plier, et l’autre était couvert de sang. Il leva le Colt et se mit au boulot. Il réussit à abattre deux gardes fantômes avant qu’un voyageur n’apparaisse derrière lui. Mais il s’y attendait et se laissa tomber au même instant.
L’épée fendit l’air et alla s’enfoncer dans le linteau. Lance n’avait pas un angle de tir favorable, et le garde fantôme reçut la balle dans la cuisse. Mais elle atteignit une grosse artère, et l’homme s’effondra en poussant un beuglement. Lance visa de nouveau, mais on lui arracha son arme des mains. Il s’accrocha au blessé, empoigna l’un des couteaux passés à sa ceinture et le lui planta dans la poitrine, une fois, deux fois, trois fois ; à la quatrième, le ninja recouvra assez de magie pour voyager.
Lance tomba à plat ventre. Le ninja réapparut à sept pas, grièvement blessé. Il crachait du sang.
Un chevalier du Grimnoir gisait tout près. Un Chinois. Chen, il s’appelait. Brave type. Lance l’aimait bien. Il avait de l’humour et expliquait tout le temps que ses gosses étaient marrants. Mais à présent Chen était mort parce qu’un salopard de l’Imperium lui avait coupé la tête. Lance alla prendre le fusil de chasse à double canon scié que Chen serrait entre ses mains.
La fumée s’écarta. Un ninja s’approchait. Lance enfonça la détente et le couloir s’emplit de chevrotines. Estompeur ! En effet, le nouveau venu vira au gris juste à temps et se reforma, indemne. Lance pressa la seconde détente, obtenant le même résultat. Il cassa l’arme, les douilles s’éjectèrent, il mit un genou à terre pour ramasser les munitions éparpillées autour du cadavre de Chen.
Le ninja leva son épée et chargea en poussant un cri de guerre. Rares étaient les estompeurs aussi doués que Heinrich. Le ninja devrait reprendre consistance bien avant de toucher Lance.
C’était donc une course.
Lance chambra les balles et referma le fusil. Il releva le double canon à l’instant où l’estompeur baissait le bras.
Et il gagna la course.
Le ninja explosa et s’écrasa sur le plancher, un trou béant à la place des côtes.
Il bougeait encore ; Lance voulut activer l’autre canon. Avec un grognement, il s’efforça de faire vite, mais en vain. Il baissa les yeux. Sa main droite ne répondait pas : elle était par terre, avec une bonne partie de son bras. L’atroce douleur l’atteignit à cet instant. « Et merde. »
Il n’avait pas gagné. Ils étaient ex-æquo.
Il tomba à genoux. Il était amputé juste au-dessus du coude. Le sang bouillonnait. Il fallait l’arrêter : d’autres gardes fantômes à tuer.
Avec un calme surnaturel, il défit la ceinture de Chen, l’enroula autour du moignon et serra. Il hurla. Ça faisait vraiment mal. Il mordit dans le cuir pour mieux le tendre, le temps de pouvoir percer un nouveau trou avec son couteau.
Retirer sa main coupée de la poignée du fusil lui inspira un sentiment très étrange, mais il s’y força. La fumée dansa quand un ninja traversa le couloir sur la pointe des pieds. Lance tira la dernière cartouche à travers le mur, sans savoir si le coup porterait.
Il entendit des détonations. Les chevaliers survivants contre-attaquaient. Il saisit la première arme qu’il vit – l’épée courte qui lui avait tranché le bras – et s’en servit comme d’une canne pour se relever. Il avança tant bien que mal en direction du bruit. La pointe de l’épée traînait dans la poussière. Il était foutu, inutile de se voiler la face, mais il n’allait pas mourir sans entraîner avec lui le plus possible de ces saligauds.
La pièce où il pénétra baignait dans une brume rouge. Les Japonais, le voyant arriver, prirent leurs jambes à leur cou. Il se lança à leurs trousses.
Il reçut une balle. Il en avait l’habitude.
Il avait perdu l’épée. Il n’avait même pas vu le garde fantôme qui s’était glissé derrière lui pour lui tirer dans le dos. Il se retourna et repartit en direction du ninja, qui lui tira à nouveau dessus avec un drôle de petit pistolet équipé d’un énorme silencieux. Lance entendit à peine la balle partir, mais il la sentit arriver. Il en reçut encore une avant de réussir à saisir le poignet du type pour l’attirer vers lui et lui coller un grand coup de boule. Ils tombèrent ensemble. Voilà ce qu’on récolte à se servir de ces petits 8 mm de chochotte au lieu d’un vrai flingue. Il tordit le poignet du ninja pour braquer l’arme vers son menton, glissa un doigt dans le pontet et logea une balle dans le cerveau de l’assassin.
Il se releva pour tirer en direction de l’homme qui fuyait à l’autre bout du couloir. « Je suis Lance Talon, bande de saloperies ! » De la main gauche, il visait beaucoup moins bien, mais il réussit à en abattre un. « Cavalez ! »
Il s’effondra.
Ses oreilles sifflaient. Il ne voyait presque plus rien. On l’avait de nouveau atteint dans le dos. Il voulut se relever mais reçut encore une balle. Et encore une. Il se laissa couler à terre. Avec une grimace, il tenta de résister, mais ses jambes ne lui obéissaient plus. Quand il voulut lever son arme, une chaussure à orteils apparut dans son champ de vision et envoya voler le Nambu.
Avait-il gagné du temps ? Les autres avaient-ils réussi à s’enfuir ? Si oui, ça en valait la peine.
Les derniers gardes fantômes l’entourèrent, comme admiratifs de la folie meurtrière qui animait l’Américain. C’étaient des guerriers. Ils rendaient hommage à une fin honorable.
Lance était presque mort ; il n’en avait pas fini pour autant.
Les rumeurs parlaient de bestiaux si puissants qu’ils ne contrôlaient pas que les animaux ; ils pouvaient investir des humains. À ce que Lance en savait, c’était un ramassis de racontars. Mais il estimait que c’était réalisable, à condition d’employer tant d’énergie magique que l’on risquait d’y laisser sa peau. Il avait tenté quelques expériences dans le domaine et, chaque fois, il avait reculé.
Il concentra son pouvoir. Il n’avait plus rien à perdre.
Le monde se réduisit à un cercle plat, gris, de plus en plus étroit. Les ninjas de l’Imperium devinrent cinq ou six masses palpitantes de vie, avec des esprits bien supérieurs à ceux des animaux. Il en choisit un : le salopard qui lui avait réglé son compte tenait une mitrailleuse légère type .70. Au moins, il aurait été tué par un vrai flingue.
Le cercle se resserra. Un ninja leva son épée pour le décapiter.
Il fit appel à tout son pouvoir, à toute son énergie vitale, et quand ce fut fait il en trouva encore un peu plus. Il se concentra sur sa cible et agit comme avec un rat, un chien ou un cheval. L’esprit qu’il voulait investir était plus compliqué, mais ça ne changeait rien. Il défonça toutes les barrières et repoussa la conscience ennemie dans un recoin du cerveau.
Il voyait à présent par des yeux neufs. Des yeux humains. Il voyait l’homme prêt à le décapiter. Il se voyait lui-même, par terre. Il était en chaussettes. Il mourait pieds nus, et l’idée l’amusait. Il éclata de rire.
Le ninja à l’épée se figea, interloqué, pour se tourner vers son compatriote hilare.
« Soyez damnées, crevures impériales », lâcha Lance en anglais, de sa propre voix, par la bouche de celui qu’il contrôlait, ce qui dut étonner les autres. Puis il ouvrit le feu, promenant sa mitrailleuse de gauche à droite, criblant les ninjas de balles de gros calibre. Il les massacra tous.