— C’est la vérité ! Maître Saito a perverti le rêve de l’Océan ténébreux. »
Le premier garde fantôme observait le sang qui dégouttait du tetsubo. « Tu es un chien enragé, Toru. Et tu sais ce qui attend les chiens enragés.
— Ne fais pas ça, Hayate.
— Il faut les abattre… Je me suis porté volontaire, même si, je l’avoue, je ne m’attendais pas à te trouver si bien armé. J’espérais te regarder dans les yeux quand je prendrais ta vie d’un coup d’épée, face à face, homme à homme, frère à frère… guerrier à guerrier. »
Toru, coincé entre ses plaques d’acier, avait le plus grand mal à se pencher, mais il contraignit l’armure à s’incliner respectueusement.
« Je ne crois pas pouvoir te convaincre d’ôter cette armure.
— À raison.
— Heureusement, j’ai pour principe de toujours prévoir l’imprévisible. »
Hayate frappa dans ses mains. Un garde fantôme masqué entra, un énorme tube sur l’épaule. Une lueur bleue émanait de l’extrémité. Toru ne connaissait pas cette arme, mais elle ressemblait à un mécanisme antichar sur lequel l’unité 731 avait travaillé. L’énergie magique qui l’alimentait était arrachée à la chair de cobayes boumeurs… Mais s’en servir dans un espace clos serait du suicide.
Ces hommes appartenaient à l’Imperium. Le suicide était un outil de travail comme un autre.
« Adieu, Toru. » Hayate voyagea pour se mettre à l’abri à l’instant où son subordonné activait l’appareil.
« La planque est en train de brûler, cria Lady Origami par-dessus le bruit des moteurs. Je le sens.
— Merde », grogna Sullivan.
Mais ils ne pouvaient rien y faire pour le moment. La torche l’avait perçu à travers son pouvoir magique, et tous les autres distinguèrent bientôt la lueur orange dans le ciel nocturne. Barns pilotait à toute allure, les faisant rebondir sur chaque vague et projetant des torrents d’eau derrière eux. La vedette de patrouille était rapide, mais ça ne suffirait pas.
Ils négocièrent une courbe du fleuve. La planque apparut de l’autre côté des docks. Les flammes ravageaient les étages supérieurs, et des silhouettes se déplaçaient sur les passerelles de fortune qui les entouraient. Des ombres immenses, produites par les projecteurs des vedettes : des soldats armés de fusils. Il y avait trois autres patrouilleurs entre les chevaliers et l’incendie. Barns baissa les gaz pour ralentir leur approche.
« Attendez », ordonna Sullivan. Ils avaient éteint toutes les lumières. « Les Japs nous prendront pour les leurs jusqu’à ce qu’on soit sur eux. »
Barns inspira profondément. « Si tu le dis. »
Zhao posa une main sur l’épaule du pilote et lui désigna un cargo. « Dirige-toi là-bas.
— Le tout rouillé qui gîte ?
— Oui. Ça fait des années qu’il est échoué dans la boue. Si nos amis se sont échappés par le rez-de-chaussée inondé, ils auront longé les quais jusqu’au flanc du cargo. »
Les autres vedettes ne leur avaient pas encore braqué leurs projecteurs dessus. Allez… Sullivan priait pour que certains de ses camarades s’en soient sortis. Le secteur grouillait de soldats ennemis, mais, si des chevaliers pouvaient s’en tirer, c’était maintenant ou jamais. On les repéra finalement, et une lumière aveuglante pivota dans leur direction. Une fois identifiés, ils n’auraient aucune chance, vu le nombre de tireurs postés sur les berges. Ils seraient obligés d’abandonner leurs frères pour filer le plus vite possible. Nom de Dieu…
Soudain, le haut de l’immeuble explosa dans un éclair bleu.
« C’était quoi ? » gueula Barns.
Des débris volaient en tous sens. Une énorme boule de feu jaillit de la façade : une silhouette en armure, qui battait des bras et des jambes, baignée de flammes bleues.
« Toru… »
Le garde de fer alla s’écraser sur un autre immeuble dans un bruit assourdissant. Une fraction de seconde plus tard, leur planque s’effondra sur elle-même. Un gros nuage de fumée et de poussière se déploya sur les quais.
Au moins, les autres vedettes ne s’intéressaient plus à eux.
« Le cargo, dit Sullivan. C’est notre seule chance. »
Des dizaines de soldats japonais accouraient vers le point d’atterrissage de Toru. L’immeuble avait pris feu à son tour. On ne pouvait plus rien pour le Japonais. S’il avait survécu à l’explosion, et si la chute ne l’avait pas achevé, les flammes ou l’Imperium lui régleraient son compte.
Barns coupa le moteur et l’embarcation continua sur son erre.
« Ils sortiront par là. » Zhao indiquait une zone de boue noire sous les décombres.
« Ouvrez l’œil », dit Sullivan aux autres tout en gagnant l’arrière de la vedette.
Le flic impérial y était attaché au garde-corps par ses propres menottes. Sullivan ne savait pas lire l’insigne japonais, mais l’uniforme était grandiose, ce qui trahissait un poste à responsabilités. Il retira le chiffon qu’il avait enfoncé dans la bouche du type, qui hoqueta, et s’agenouilla près de lui. « J’ai pas le temps de jouer. Combien de planques avez-vous attaquées ?
— Va te faire foutre. »
Sullivan lui cassa l’auriculaire. « Réessaie. »
Le Jap grimaça mais refusa de crier ou de répondre.
Zhao les avait rejoints. Il n’avait pas l’air ému par les souffrances du policier. Beaucoup de ses hommes se trouvaient dans la planque. Le jeune Chinois serait encore moins clément que Sullivan. « Tu veux que je le congèle ?
— Je m’en sors. » Sullivan lui cassa un autre doigt.
« Argh. » Le flic serra les dents.
Encore un autre.
« Trois. Nous connaissions trois planques. »
Merde. Sullivan se tourna vers Zhao. Le Grimnoir n’avait que quatre planques. La situation était grave.
« Qui nous a vendus ? » demanda Zhao.
Sullivan saisit un quatrième doigt.
« Un petit gros. Une brute. Pang. »
Zhao sursauta. « Non. Tu mens.
— Ce n’est pas la première fois. Ça fait des années qu’il nous sert d’informateur.
— Je vais le tuer, gronda Zhao.
— Il est déjà mort. Sa déloyauté a déplu à maître Hayate. Pang est mort, comme vous bientôt. »
Barns siffla pour attirer leur attention. « Quelqu’un dans l’eau. » Il siffla encore. « Hé ! Ici ! Ori, attrape la bouée de sauvetage. »
Sullivan eut un soupir de soulagement. Il y avait au moins un survivant. Explosions et incendies avaient détourné l’attention des autres bateaux, et les chevaliers réussiraient peut-être à leur fausser compagnie.
« J’exige que vous me relâchiez. Je suis le major Matsuoka de la Tokubetsu Koto Keisatsu. Mes hommes…
— Attends. Tu t’appelles Matsuoka ? » Zhao parlait très lentement. Sullivan frissonna. L’air avait perdu toute chaleur. « Tu es le major Matsuoka ?
— Oui. Je commande la garnison du deuxième secteur. Libérez-moi, sinon les répercussions seront terribles. »
Sullivan sentit un afflux de pouvoir magique autour de lui. « C’est toi qui as fait torturer ma mère et mon père. » Le froid empira. « C’est toi qui as ordonné leur exécution. » Encore plus froid. « C’est toi qui as ordonné que leurs corps (froid) soient pendus à un pont pour l’édification de la ville entière. »
Tellement froid.
Matsuoka grelottait.
Une sphère de froid perçant, insoutenable, mortel, se formait autour du policier, dont la peau virait au bleu. « Tu as accroché une pancarte. Tu les qualifiais de traîtres. D’ennemis du peuple. La pancarte incitait les gens à leur jeter des pierres. Et les gens ne s’en privaient pas, les traîtres ne méritent pas mieux… »