Sullivan tremblait. La peau du flic se ratatina, de plus en plus rigide. Jake envisagea de sortir son Webley pour loger une balle dans la tête de Matsuoka. C’était idiot de gâcher le pouvoir de Zhao, un pouvoir précieux ; ils auraient besoin de toutes leurs forces pour s’échapper si on les repérait. Mais, parfois, il fallait bien régler ses affaires personnelles. Il se tourna vers Zhao. « Ne le laisse pas crier, je ne veux pas qu’on nous entende.
— Ne t’en fais pas. » Zhao était très concentré. « Il ne fera pas un bruit. »
Le flic tourna des yeux implorants vers Sullivan, mais, quand il ouvrit la bouche, il n’en sortit que de la buée. Son sang se figea dans ses veines. Ses yeux explosèrent : l’eau qu’ils contenaient avait gelé.
« Je te le laisse, petit. » Sullivan s’éloigna.
À la poupe, il faisait nettement meilleur, mais Sullivan n’arrivait pas à se réchauffer. Il compta quatre têtes qui dansaient sur l’eau. Les rescapés, accrochés les uns aux autres ou à des bouées de sauvetage, étaient repêchés par Barns. Sullivan vint l’aider à les haler. Il y avait trois hommes de la Voyageuse et un camarade de Zhao. Le premier à remonter fut le jeune Mike Willis. Il avait reçu une balle et gardait une main plaquée sur son flanc. Du sang coulait entre ses doigts.
« Où sont les autres ? demanda Sullivan.
— Que nous, souffla le chevalier. On a été cinq à arriver en bas. Mottl est resté coincé dans le tunnel, il s’est noyé… Je n’ai pas réussi à le sortir à temps. Il n’y avait personne derrière nous.
— Lance ? »
Willis secoua la tête. « Genesse, Simmons, Yip et moi.
— Seigneur… » Sullivan leva le regard vers l’immense bûcher funéraire. C’était sans espoir. La fumée lui piquait les yeux.
Un bruit sec s’éleva à la poupe : Zhao cassa d’un coup de pied les menottes gelées. Puis, dans une gerbe d’eau, le flic paralysé par le froid coula à pic.
Le Grimnoir allait devoir réévaluer la situation. Déterminer la gravité du revers qu’il venait d’essuyer. Mais Sullivan avait peur de connaître la réponse. Comment se remettre d’un coup pareil ? « Barns, on dégage. »
Chapitre 17
Si je n’avais qu’un seul ennemi à affronter, cette guerre serait déjà gagnée. Mais j’ai sur un front les zombies et les sorciers du Kaiser, et sur l’autre votre épouse et son moine maléfique. Peu m’importe que sa magie soit puissante ou que ses prophéties se réalisent. Cet homme est une tumeur maligne dans le sein de la mère patrie, et, si vous ne l’éliminez pas, je trouverai quelqu’un pour s’en charger. Vous savez pourtant ce que feraient les hommes aux bagues noires s’ils avaient vent de ses expériences abominables.
Quelque part en Europe de l’Est
Zachary, sous son dessin, n’avait pas noté le nom de l’homme. Il avait inscrit un titre : Le Moine noir.
Faye ne savait rien de ce moine noir, rien du tout.
Sauf qu’elle était censée le tuer.
Il n’avait pas été dur à trouver. Elle ne connaissait pas la région, elle ne parlait même pas la langue, mais, heureusement pour elle, l’un des nombreux dessins qui représentaient l’événement montrait un panneau indicateur sur lequel figuraient deux noms de ville et la distance entre elles. Ça lui avait demandé beaucoup de tous petits sauts magiques, puis une nuit passée comme une clocharde à bord d’un train en route vers l’Orient, et encore d’innombrables voyages le lendemain. Elle n’avait pas demandé l’itinéraire à Jacques : franchement, elle ne voulait pas le mêler à sa vie. Jacques et le Grimnoir savaient-ils même qui était ce moine noir ? Et quelle importance ?
Sa magie tournait à plein régime. Sa carte mentale présentait un vaste territoire. Elle était toujours dans l’immeuble quand Zachary avait pénétré dans la chaudière ; elle devait donc lui avoir volé son lien avec le pouvoir. Pour la magie, ça allait, mais, physiquement et émotionnellement, elle était à bout. La faim, la fatigue, la puanteur de la Cité morte. Elle devait faire peur, avec ses cheveux ébouriffés, hérissés de brindilles et de fil de jute. Forcément, quand on dort dans un wagon de marchandises…
Elle était toute seule. Et, vu ce qu’elle avait appris, ça valait sans doute mieux. Selon Jacques, l’ensorcelée ne pouvait pas avoir d’amis ; mais il sous-estimait encore le danger qu’elle représentait. Cette mission, elle seule pouvait la remplir, et quiconque s’approchait risquait sa peau.
Faye avait passé le plus clair de sa vie entourée de monde, avec une grande famille dans une petite cabane, mais, ces années-là, elle était en fait seule dans sa tête, où elle vivait une autre vie. À l’époque, l’idée de la solitude la séduisait. Ensuite, quand elle avait rencontré son grand-père, puis vécu en Californie, et ensuite rejoint le Grimnoir, elle s’était aperçue qu’elle n’aimait pas être seule. Elle était sociable. Elle s’attachait aux gens. Mais, à présent, elle refusait de les mettre en danger de mort.
Seule. Ça valait mieux, se répétait-elle, alors même que l’idée de ne plus jamais voir Francis lui broyait le cœur.
Le panneau était exactement comme Zachary l’avait dessiné. Elle avait repéré le nom d’une ville sur un plan affiché dans la gare et, depuis, avançait dans cette direction. Elle ne savait pas combien de chemin elle avait parcouru dans ses centaines de voyages magiques. Elle ignorait même dans quel pays elle se trouvait. Après le panneau, il y avait une vallée et, en bas, un village. Elle distinguait le clocher d’une église blanche. La cloche sonnait… Impossible de tuer le moine noir devant sa congrégation. Elle s’assit par terre pour attendre un peu.
Elle tombait peut-être dans un piège raffiné. Manipuler la petite Okie naïve, lui faire avaler des couleuvres, lui glisser le portrait d’un homme dont on voulait la mort et la laisser s’en charger… Mais Faye n’y croyait pas un instant. Pour tuer quelqu’un, il y avait plus simple que pousser une voyageuse à traverser la moitié de l’Europe et lui montrer des zombies. Elle délirait.
Et puis ses tripes ne mentaient pas. L’ennemi était là, au bord du monde, et elle le sentait qui essayait d’entrer. Elle l’avait déjà senti auparavant, mais personne ne l’avait crue. À présent, il se rapprochait. C’était indéniable. Et, de l’autre côté, le pouvoir magique qu’elle détenait, ce fleuve qui semblait infini et, au-delà, la malédiction de l’ensorcelée qui la poussait… Le pouvoir voulait qu’elle accomplisse la mission alors que Sivaram n’en avait pas eu la force. Et le moine noir avait un rapport avec tout ça.
Faye, lasse d’attendre, lasse de puer le zombie, lasse de sa tête de folle, trouva un petit ruisseau où se laver. L’eau était glaciale, mais elle tenait à se débarrasser de sa crasse berlinoise. Elle frissonnait, d’accord, mais son bain lui donnait le temps de réfléchir.
Elle agissait avec précipitation dans une situation qui la dépassait. Elle ignorait pourquoi le pouvoir voulait qu’elle détruise cet homme, mais c’était important. Et ses promesses de ne rien faire de mal ? Allait-elle donner raison à Jacques ? Le pouvoir y tenait. Tous les dessins de Zachary sur le sujet montraient la même conclusion : elle tuait le moine noir.
Faye n’était pas l’esclave de la magie, quoi que veuillent raconter les devins et souhaiter les méduses de l’espace. Et elle n’était pas l’esclave des dessins d’un zombie. Elle déciderait par elle-même…