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Mais non. Si elle avait voulu ruer dans les brancards, pourquoi être venue jusqu’ici ? Pourquoi vouloir rencontrer le moine noir ? Pourquoi ne pas continuer sa route sans faire étape ? C’était à Shanghai qu’on avait vraiment besoin d’elle.

Sauf que… au fond d’elle, elle savait qu’elle n’était pas encore prête à affronter l’ennemi.

Elle se sécha au soleil, enfila des vêtements propres et vérifia le .45 donné par M. Browning et le grand couteau que Lance lui avait confectionné avant d’apparaître dans le village en prenant soin que personne ne la voie. C’était facile : sa carte mentale lui apprenait que presque tout le monde était à l’église. Elle choisit une maison déserte, se matérialisa et dévora un fromage puant sur du pain à croûte épaisse. C’était une cabane plutôt qu’une maison, d’ailleurs. De son enfance misérable, elle savait la valeur que ce pain et ce fromage avaient pour de pauvres gens. Elle se sentait coupable mais laissa une grosse somme d’argent dans le garde-manger où elle s’était servie. Ce n’étaient pas des billets russes, mais ils se débrouilleraient.

Faye réfléchit en mangeant. Elle avait le cœur lourd. Elle ne voulait pas tuer les gens, sauf s’ils étaient mauvais, bien sûr. Mais elle n’avait pas le choix.

L’église se vidait. Les fidèles rentraient chez eux. C’était le moment.

Elle trouva le moine noir dans la chapelle. Il éteignait des bougies posées sous une grande statue de Jésus. Pardonne-moi, j’irais faire ça ailleurs si j’avais le temps. Pardon, Seigneur.

Zachary avait dû choisir le titre à cause de sa robe : une ample tunique noire. Il était chauve sur le sommet du crâne mais, sur les côtés et à l’arrière, il avait de longs cheveux noirs en broussaille et une barbe hirsute. Il était très grand, très maigre, mais large d’épaules. Ses bras étaient trop longs ; ses mains trop grandes. Il avait entendu les pas de Faye sur les dalles et la salua dans une langue inconnue. Elle ne répondit pas ; il se tourna vers elle. Il avait le teint pâle de qui ne voit pas beaucoup le soleil. Ses yeux étaient aussi sombres que sa robe.

Elle regardait les yeux noirs du moine ; lui-même examinait les pupilles grises de la jeune fille.

Il ne sourit pas. Ses traits n’exprimaient aucune émotion. Pas même une trace de surprise. Il parla à nouveau, cette fois d’un ton menaçant.

« Je m’appelle Sally Faye Vierra. »

Il baissa les yeux et vit la bague. « Grimnoir ?

— Oui.

— Anglaise ? » Il avait un accent rauque comme du gravier.

« Américaine. »

Le moine noir hocha la tête. Il lui fallut un moment pour passer d’une langue à l’autre dans sa tête. « Donc le Grimnoir sait que je vis toujours ?

— Je ne crois pas. Moi seule.

— Ils ont cru qu’ils m’ont tué, mais je suis trop fort. Mes compatriotes font avec le poison. Le couteau. Le pistolet. La noyade dans la rivière. M’enterrent, me brûlent. Mais je ne meurs pas facilement. L’éclaireur me montre comment fabriquer un nouveau corps, copié sur les autres. J’ai caché, très longtemps. Caché dans ce tout petit endroit. » Il balaya l’église d’un geste méprisant. Faye la trouvait plutôt jolie. Les vitraux étaient charmants, sans doute anciens. « Je me cache du Grimnoir et des autres groupes magiques. Je me cache de Staline. Je me cache de la secte, du dieu-machine, du Métamorphe et de l’Ordre et, surtout, je me cache du président. Je me cache de tous ceux qui veulent prendre cela qui est à moi, et j’attends… J’apprends, je prépare, mais, longtemps, j’attends. »

Faye ne savait même pas à qui il faisait allusion. « Qui êtes-vous ? »

Il pencha la tête de côté, intrigué. Pour sûr, ce n’était pas un simple prêtre de petit village, surtout si le Grimnoir avait effectivement tout essayé pour le tuer. « Vous ne savez pas qui je suis ?

— Le moine noir.

— On m’a donné ce nom. J’ai tellement d’ennemis, je dois changer de corps à chaque génération. Aujourd’hui je suis un petit prêtre. J’ai pris ce corps pour me cacher. Avant, j’ai pris un autre nom pour atteindre la grandeur, le nom Grigori Efimovitch Raspoutine… » Il attendit une réaction.

Faye haussa les épaules. Ça ne lui disait rien.

« Vraiment ? Oh. » Le moine noir fronça les sourcils, se demandant soudain ce que Faye venait chercher. « Avant que je prends ce corps, j’étais un des premiers sorciers au monde. »

Sans savoir ce qu’il entendait par « prendre » un corps, Faye comprit qu’il disait la vérité. Elle sentait la magie bouillonner sous la peau de ce Raspoutine. Il était puissant, peut-être presque autant que le président. Et elle brûlait d’envie de s’approprier toute cette magie. Elle secoua la tête pour chasser cette idée.

Le moine noir reprit : « Je n’étais pas le premier. C’était Okubo Tokugawa.

— Lui, je l’ai rencontré. »

Il inclina dans l’autre sens sa tête hirsute. « Oui. Je le vois dans votre âme. Connaître Tokugawa, ça change les gens. Jadis, je me bats pour lui. J’étais de l’Océan ténébreux.

— Vous étiez là quand l’éclaireur précédent est mort ?

— Oui. Mais il n’est pas vraiment mort. On a tué son corps, mais il n’est pas parti. Il est là, caché, il murmure depuis. Tokugawa ne l’a pas compris. Pendant la bataille, il m’a blessé. Il est entré dans mon esprit, il a fait son nid, caché. Il a fait la même chose à d’autres. Ceux qu’il a blessés… Il reste dans la tête, toujours un petit morceau. Il… ronge. Toujours. Je pense que je ne suis pas le seul. C’est pour ça que vous venez ? L’éclaireur ?

— Oui. Je vais affronter le nouveau.

— Ah, oui. » Il fourragea dans sa barbe. « Je savais que ce jour viendrait. Je le savais depuis bien longtemps. Je lui ai parlé en rêve. Il m’a parlé pendant des années, après la bataille. Au début, je le croyais. J’écoutais les mots dans ma tête et j’obéissais. Il voulait que j’aide à construire un empire. Il avait des plans. Au début, j’ai fait ce qu’il disait. Je l’ai aidé. Il m’a donné de la magie pour guérir l’hémophilie de notre héritier. Il a donné de la magie à mes mots pour me gagner de l’influence. Certains j’ai fait changer d’avis, certains j’ai séduits. Il m’a mis là où je pouvais exaucer ses vœux. J’ai suivi ses conseils, je les transmettais aux chefs et aux nobles qui voulaient m’écouter. Je suis devenu un grand homme, un homme important.

— Vous avez écouté l’éclaireur ? » Faye n’en revenait pas. « Mais quelle idée ! Il veut notre mort !

— Pas exactement. Il va changer la situation. Beaucoup vont mourir, oui. Mais pas tout le monde. Il chuchote des secrets. Il m’offrait beaucoup. Vous essayez de résister. Vous savez qu’il ment, mais les mensonges deviennent agréables. Bientôt, vous pliez, puis vous cassez et vous obéissez. Maintenant je vois qu’il se servait de moi, mais, avant, je ne voyais pas.

— Que voulait-il de vous ?

— Conseiller le tsar de réunir tous les sorciers. Les faire vivre au même endroit… Faciles à récolter. »

C’était horrible. Puis elle se souvint des dessins de Zachary qui représentaient des écorchés en train d’emporter des gens. « Alors, quand il passera à l’attaque, il récoltera d’un seul coup toute la magie qu’il lui faut, et personne ne pourra l’arrêter à temps !

— Oui. Avant, il est venu de front, mais Okubo a vaincu. Maintenant il se faufile lentement. » Le moine fit un petit bruit entre ses dents. « Des batailles partout… Le pouvoir doit gagner chaque fois. Il suffit que l’éclaireur en gagne une seule.