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— Je présume que vous ne travaillez pas ici ?

— Nan. »

Wells eut un regard vers les gardiens inquiets. « Vous me parlez seul, et le directeur est beaucoup trop méticuleux pour ne pas vous avoir informé de mes talents. Vous n’avez donc pas peur de moi, et vous ne semblez pas tendu.

— Je devrais ? » Sullivan le laissait s’amuser.

« Ça dépend. » Wells aperçut la plaque métallique, d’habitude déplacée par trois ou quatre gars solides. « Vous êtes une brute, de toute évidence…

— Axiome intéressante. »

Wells se remit à examiner Sullivan. « Non. Pas une brute. Vous avez la morphologie d’un lourd. Tous les lourds jamais identifiés sont grands, carrés, robustes. »

Sullivan hocha la tête. « Je préfère “pousseur de gravité”. C’est plus respectable.

— Et moi, je préfère “psychologue” à “aliéniste”. Mais la plupart des lourds n’y attacheraient aucune importance. Statistiquement, les lourds obtiennent des scores assez faibles sur l’échelle d’intelligence de Stanford-Binet. Ils sont lents. Vous êtes une anomalie. Sans doute un autodidacte… Ne me regardez pas comme ça. Votre emploi du mot “axiome” suggère que vous avez lu le mot sans beaucoup l’entendre ; vous n’avez donc pas fait d’études. C’est masculin, pas féminin. “Axiome intéressant”. »

Sullivan haussa les épaules. « Je prends note. » La fac, il n’y avait jamais mis les pieds, et, franchement, certains des pires crétins qu’il connaissait étaient bardés de diplômes prestigieux. Cela dit, Sullivan avait lu plus de livres qu’à peu près tout le monde. Ça aidait, de pouvoir s’envoyer un gros volume en moins de temps qu’il n’en fallait à un type normal pour lire le journal.

Wells parlait vite. Il raisonnait encore plus vite. « Vos vêtements sont neufs, coûteux. On pourrait en conclure que vous gagnez bien votre vie, mais vous n’avez pas l’air à l’aise dedans. Beau costume, pourtant vous n’avez pas pris la peine de vous raser. Vos cheveux sont trop longs : vous ne vous souciez guère de votre apparence. Mais je suis à l’ombre depuis un an, je ne suis pas au courant de la mode. Je vous sens trop occupé pour perdre votre temps avec des détails esthétiques. Le costume, on vous l’a acheté pour vous rendre présentable. Un employeur ?

— Pas exactement. » Francis Stuyvesant, sachant que Sullivan allait devoir recruter toute une équipe, avait chargé l’un de ses innombrables larbins de lui trouver un costard. Bien agréable, le sur-mesure, après tant de frusques d’occasion.

« Mais je chauffe. C’est un cadeau. Pas vos chaussures. Elles sont solides et confortables plutôt qu’élégantes.

— On ne sait jamais quand il faudra courir après quelqu’un.

— Courir après quelqu’un, pas prendre la fuite. Ça en dit long sur votre état d’esprit. Quoi qu’il en soit, ces souliers ne vont pas avec votre costume. » Wells l’examina un instant puis s’écarta de quelques pas. « Vous n’êtes pas armé, mais votre veste est conçue pour dissimuler une arme à feu portée à la hanche droite. Une grosse, je dirais. D’ordinaire, vous avez donc… non pas un pistolet d’homme du monde, mais un flingue de professionnel. Cette tenue est trop coûteuse pour un salaire de policier.

— J’ai peut-être un oncle fortuné ?

— Vous ne parlez pas comme un héritier. Votre élocution manque de raffinement. Vous ne me faites pas l’impression d’un nouveau riche, avec votre figure de boxeur.

— Mon nez a intercepté pas mal de mains.

— Un bagarreur. Je remarque des cicatrices sur vos phalanges. » Sullivan, machinalement, serra les poings. « Un ancien soldat. Quand ils sont mal à l’aise, les soldats adoptent une posture caractéristique…

— Je commence à comprendre pourquoi vous vous êtes autant battu dans cette baraque.

— Oui. Heureusement que je suis indestructible.

— Presque indestructible. Nous sommes tous mortels, doc. Avec certains, ça demande juste un peu plus d’efforts.

— La Grande Guerre, vu votre âge… L’emploi le plus probable, pour le lourd de base, c’était le travail manuel. Les lourds, on en trouve sous les sabots d’un cheval.

— Ouais. On est nombreux. Vous, non.

— Il y a peu de chances que vous recroisiez jamais quelqu’un comme moi », dit Wells avec un soupçon de fausse modestie.

Sullivan se retint de sourire. Wells était malin, mais moins qu’il ne le croyait. Jake était l’un des seuls actifs en vie à se jouer des frontières entre différents types de magie. Manipuler sa propre masse, il savait faire. « Nan. J’ai croisé un massif, dans ma jeunesse. Pas de quoi se relever la nuit. Ça s’écrabouille comme un homme normal.

— Cependant, coupa Wells, pendant la Grande Guerre, vous n’étiez pas ouvrier. Votre attitude combative me fait penser au second poste le plus probable pour les lourds : l’artillerie mobile. »

Wells était aussi clairvoyant que le dossier du BCI le laissait entendre. « Mitrailleur.

— Premier volontaire, alors. » Wells leva une main sale pour interrompre l’exclamation de surprise de Sullivan. « L’AEF n’employait pas la même terminologie. Mitrailleur, dans l’AEF, ça voudrait dire que vous faisiez partie d’une équipe de servants, mais personne ne gâcherait un lourd capable de travailler seul. Le général Roosevelt recourait à des lourds comme mitrailleurs. Je parie que vous portiez une armure.

— J’aurais dû prétendre avoir bossé comme mécano à bord d’un dirigeable, histoire de voir ce que vous auriez élaboré comme théorie.

— Les mensonges, et plus précisément le type de mensonge choisi, m’aident justement à cerner les processus mentaux des sujets. » Wells faisait les cent pas autour de lui. « Vous n’êtes pas employé ici, mais vous n’affichez pas la nervosité habituelle des visiteurs. Non… Vous connaissez Rockville, mais pour des raisons… » Wells s’interrompit un instant avant de gueuler « Détenu ! » du ton autoritaire cher aux gardiens. Sullivan haussa un sourcil.

« Hum… Une petite réaction. Soit j’ai tort, soit vous n’êtes pas homme à surréagir. Mais je n’ai jamais tort… Je sais qui vous êtes. Monsieur Jack Sullivan, lourd. »

Impressionnant. « Bien joué, doc. Vous vous produisez en public ? »

Wells s’inclina. « Ce n’est rien. Vous êtes une légende, ici.

— Tuer douze hommes à mains nues, ça crée une légende.

— Douze seulement, en six ans ? » Le sourire de Wells était dénué de toute émotion. « J’en suis à la moitié. En un an. »

Ce n’était qu’une estimation. Jake n’avait pas tenu le compte. « Euh… félicitations ?

— Alors, monsieur Sullivan, voulez-vous que je devine ce qui vous a conduit dans notre pittoresque Montana pour me rencontrer ? Je l’admets, je m’attendais à découvrir la raison de votre venue bien avant votre identité. Je ne tablais pas sur une célébrité.

— Épargnez-moi vos petits tours de magie. J’ai une mission à remplir, et je pense avoir besoin de vous dans mon équipe.

— D’un massif ? Mon pouvoir est certes fort rare.

— Ça peut servir, mais non. J’ai besoin d’un aliéniste.

— D’un psychologue.

— Tant que vous me traiterez de lourd, je vous traiterai d’aliéniste.

— Pourquoi moi, monsieur Sullivan ? Oui, je suis le meilleur, mais j’ai des collègues forts compétents qui, eux, ne vont pas passer les vingt prochaines années derrière des barreaux. Vous êtes face à un problème logistique.