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— Il vous parle encore aujourd’hui ?

— Non. » Il posa le pouce au milieu de son front. « Quand le Grimnoir m’a assassiné, le fantôme dans ma tête disparaît pour toujours… Il savait que je ne servais plus. Ma chance d’avoir un empire, finie, il est parti ailleurs… Murmurer dans les oreilles des autres, les corrompre, leur souffler les mêmes idées… Je ne sais pas qui. Quelle importance ? Regardez, enfant. Toutes les terres font la même chose. J’ai été assassiné. Mon empire est mort, mais l’empire qui l’a remplacé vise les mêmes buts, en plus grands… Staline a fait plus de mal que j’aurais pu. Cette fois, la récolte, très rapide. Je savais qu’il reviendrait. »

Faye comprenait enfin. Elle comprenait le portrait du vieux samouraï avec une ombre dans la tête. Elle comprenait l’image de l’écorché vêtu d’un costume en peau humaine et qui racontait des mensonges à Washington. Le danger qui pesait sur l’humanité était encore plus grand qu’elle ne l’avait cru.

Toutes les scènes représentant le moine noir finissaient de la même façon, mais elle refusait cette fatalité. Il l’avait aidée, lui avait apporté des informations nouvelles ; quoi qu’il ait fait autrefois, et malgré l’immense pouvoir qu’elle aurait pu lui prendre, elle ne voulait pas le tuer. « Il faut de nouveau affronter l’éclaireur. Vous apparteniez à l’Océan ténébreux. Vous nous aiderez ?

— Vous aider, petite ? Vous ne savez pas ce qu’il promet. Vous n’avez pas entendu ses murmures. » Le moine noir gloussa. « Vous me dites qu’il est revenu : je vais aller lui offrir mes services. Je vous remercie de m’avoir prévenu. »

Il tendit son long bras, écarta largement les doigts, et une onde de choc en jaillit pour faire éclater tous les vitraux de l’église.

Faye avait fait tous les calculs avant même que les bancs ne décollent, que les pierres ne s’arrachent des murs et que les statues n’explosent. Elle traversa l’espace pour éviter l’impact et réapparut derrière le moine noir. Le couteau de Lance sortit de son fourreau ; elle le lui planta entre les omoplates.

Il se tourna en montrant les dents, et l’énergie magique recommençait à s’accumuler. Faye récupéra la lame dans un flot de sang et voyagea au moment où l’autel se fracassait. Elle n’avait jamais vu pareil pouvoir. Il réduisait tout en morceaux. Elle se matérialisa devant Raspoutine pour lui enfoncer le couteau dans le bras ; il répondit d’une vague magique, mais Faye était déjà de l’autre côté, et elle lui ouvrait le poignet d’un revers de sa lame acérée.

Le moine noir recula de trois pas incertains. Faye, très calme, brandit son couteau et le suivit. L’église tombait en ruine, ses fondations détruites en quelques secondes. Elle lui avait infligé des blessures mortelles ; il n’en avait pas l’air très affecté. Ce type était coriace.

Il partit en courant. Faye voyagea mais, cette fois, il était prêt. Sa carte mentale la prévint qu’un cercle d’énergie explosait autour de lui. Elle n’avait pas touché terre qu’elle disparut à nouveau pour s’accrocher aux poutres du toit, où elle put se retenir un instant avant qu’il ne perce un grand trou dans la toiture.

Aveuglée par la poussière, elle lut sur sa carte que le moine essayait de s’enfuir. Il se précipita vers une porte au fond de l’église, farfouilla dans un trousseau de clés, ouvrit le verrou et actionna la poignée.

Faye l’attendait de l’autre côté.

Vive comme l’éclair, elle lui passa le couteau en travers de la gorge, lui ouvrant un grand sourire rouge. Il recula, stupéfait, et faillit se prendre les pieds dans sa robe trop ample. Faye, dans son autre main, tenait son .45, qui se mit à cracher des balles aussi vite qu’elle pouvait enfoncer la détente. Elle l’atteignit à l’estomac, deux fois à la poitrine, à l’épaule, rata un coup, puis dans les dents et, enfin, en plein dans l’œil droit.

Le moine noir tomba à la renverse.

L’église grogna. Les piles de briques qui soutenaient la nef étaient en miettes. Il avait un pouvoir magique vraiment bizarre. Faye voyait – pas avec ses yeux mais sur sa carte mentale – que les petits morceaux invisibles qui constituaient les objets, que Heinrich appelait molécules quand il s’estompait pour passer à travers, se ramollissaient. La statue de Jésus était à terre, et Faye en fut peinée. Ce Raspoutine se faisait passer pour un homme de Dieu alors qu’il apportait son aide à l’éclaireur venu dévorer la terre du Seigneur. Elle se réjouit de l’avoir tailladé et criblé de balles.

Elle examina la petite pièce dont il avait ouvert la porte. C’était une espèce de bureau ou de laboratoire. Fioles, bocaux, éprouvettes, mixtures en train de cuire à la flamme de bougies, sortilèges dessinés sur tous les murs, membres humains pendus à des chaînes ou posés sur des tables. Surtout des mains et des pieds, mais des têtes également, et une grande caisse pleine de torses. Il y avait des entrailles et des bouts de viande qu’elle identifiait pour avoir découpé des cochons à la ferme ; à l’intérieur, les gens et les bêtes n’étaient pas si différents. Délicatement posés dans des seaux ou bien à plat sur des établis, certains portaient des sortilèges confectionnés avec des aiguilles. La magie qui irradiait des murs empêchait la matière organique de moisir et de puer. Le moine noir menait des expériences ; il créait sur les morceaux de dépouilles de nouveaux types de magie. Sur une grande table, des abats disparates mais cousus ensemble : il essayait de fabriquer un être vivant.

C’était immonde, contre nature, et Faye sentait la rage l’envahir. Cette viande était fraîche et non sortie de vieux tombeaux. Combien d’innocents avaient donc disparu dans ces vallées tranquilles pour que Raspoutine continue son œuvre ? Mais elle se réjouissait aussi. Elle ne voulait tuer que des méchants, et elle avait sous les yeux des preuves irréfutables.

À cet instant, le moine noir se releva.

« Vous êtes très dur à tuer », gémit Faye.

C’était sans doute parce qu’il était l’un des premiers à qui le pouvoir s’était connecté : le président partageait cette caractéristique. Sa carte mentale le lui expliqua : la magie du moine ne se limitait pas à endommager les molécules, elle pouvait aussi les réunir, y compris celles qui constituaient un corps humain.

Il n’arrivait pas à parler. Quand il essayait, le sang ruisselait par le trou qu’il avait à la place des dents et de l’air crachotait par la plaie de son cou. Il leva une main, réunit sa magie dissolvante, visa Faye et tira.

Elle savait que faire.

Elle voyagea, posa les mains sur lui et le fit disparaître avec elle pour le déposer sur le trajet de la vague magique, le lâcha et s’écarta au tout dernier instant.

La dissolution engloutit le moine noir.

Ses yeux noirs se tournèrent vers Faye. Écarquillés. Surpris. Un peu perdus…

Il se désagrégea.

Faye entendait les cris de terreur qui s’élevaient dans le village ; sur sa carte mentale, elle voyait les habitants courir en tous sens. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Une minute, c’était un dimanche après-midi paisible ; la suivante, leur église s’effondrait. La cloche se détacha, fracassa les poutres en tombant et s’écrasa sur la pierre dans un vacarme affreux.

Faye décocha un coup de pied au tas de tissu noir et de bouillasse rosâtre qui, vingt secondes plus tôt, était une personne. Raspoutine fondait comme les bougies de l’autel. Un œil se liquéfia et lui dégoulina le long de la joue. L’air de ses poumons suintait en mousse blanche par les plaies de sa poitrine. Même ses os fondaient. Il faudrait mettre M. Sullivan au courant ; Faye aurait parié qu’il n’avait rien dans ses dossiers sur ce pouvoir magique-là.

Le moine noir gargouilla, cracha un fluide rose et acheva de se répandre. Il était mort pour de bon. Une flaque de sang ne ressuscitait pas. Faye en eut le cœur net quand elle sentit la malédiction voler le lien puissant qui unissait le défunt au pouvoir. Elle n’avait jamais encore senti une mort individuelle, mais celle-ci était différente. La sensation était bizarre ; Faye se sentait comme grandie.