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« Dommage, dit Fuller. Intellectuellement, il était mon égal, et sa conversation était délicieuse. J’ai beaucoup apprécié sa description de mon enfance élaborée d’après mes maniérismes langagiers actuels. Une entreprise réellement fascinante. La perte prématurée d’un aussi grand esprit est une immense perte pour l’humanité, aurais-je dit s’il n’était pas terrifiant et totalement dénué de moralité.

— Ouais… » Sullivan avait fait libérer l’aliéniste pour le faire périr dans la foulée. Encore un échec à ajouter à sa liste. Il se tourna vers Southunder. « Je sais que c’est dangereux, commandant, mais je vous demande quand même d’accepter. »

Southunder y réfléchit. Il s’approcha de la carte fixée au mur et glissa le doigt de leur position jusqu’à Shanghai en suivant la côte. « Même si on n’attire par le Kaga, la moitié de la flotte impériale se lancera à nos trousses. » Le capitaine fronça les sourcils en examinant la carte de plus près, comme si des solutions s’y cachaient. « Je ne demande qu’une chose. Avant de quitter le village, on explique à l’équipage ce qui nous attend, on demande des volontaires et on débarque tous ceux qui ne sont pas absolument nécessaires à la mission. Je connais certains capitaines du cru. Je peux tirer des ficelles pour faire rapatrier mes hommes. On va essayer, d’accord, mais avec un équipage minimum. »

Southunder ne voulait pas avoir trop de sang sur les mains. Sullivan le comprenait, surtout ces temps-ci. « D’accord.

— Et le reste du plan de Wells ? demanda Schirmer. On a besoin de gens à terre, mais on a perdu presque tout le monde. Heinrich a cinq hommes à l’autre bout de la ville, et les chevaliers de Shanghai sont tous morts.

— Pas tous. » Zhao était entré sans faire de bruit. Sullivan ne savait même pas depuis combien de temps il était là. Il n’avait pas décroché un mot pendant leur fuite en bateau ni, ensuite, dans la forêt. Se voir trahi par un compatriote qu’il considérait comme un ami, puis exécuter le bourreau de ses parents, ça l’avait secoué. L’autorité était un lourd fardeau, plus lourd encore quand on était le seul survivant de son équipe. « Je vais regagner Shanghai pour voir Heinrich. Nous attaquerons quand les gangsters de Dou lanceront l’émeute.

— Si ce salopard aux grandes oreilles tient parole, dit Barns.

— Ça, je m’en charge. » La voix du jeune homme était glacée. « S’il se dédit, il le regrettera, et je me débrouillerai quand même pour occuper l’armée. Tout est de ma faute. Pang était dans mon équipe et, comme un sot, je lui ai fait confiance.

— Non. » Sullivan secoua la tête. Zhao était trop jeune pour endosser cette culpabilité. C’était à lui de s’en charger. S’il avait un don, c’était bien de résister à des poids excessifs, et, à force, il y excellait. Zhao, lui, n’en avait pas l’habitude. « C’était une vipère, et il te mentait. Tout le monde aurait fait comme toi. C’est moi qui nous ai conduits où nous en sommes. C’était mon plan. C’est moi le responsable. Pigé ? »

Zhao ne répondit rien. Il faudrait s’en contenter.

Schirmer reprit le cours de son exposé. Apparemment, les répareurs avaient besoin de régler tous les problèmes, pas seulement les dysfonctionnements mécaniques. « Tous les chevaliers repêchés sont blessés et incapables de se battre. Notre guérisseur est mort. Même si le nouveau président vaut dix fois moins que l’ancien, il vous faudra des renforts. Je peux venir.

— J’ai besoin de toi à bord pour faire en sorte que l’appareil de Fuller tourne rond. La priorité est de trouver l’éclaireur. Éliminer sa marionnette vient après. Il faut réveiller la garde de fer. C’est tout ce qui compte.

— Soit. » Schirmer était courageux, mais il savait que Sullivan avait raison. Tout n’était pas réparable. « Je braquerai la torche pour que tout le monde voie les cafards paniquer.

— Je peux venir, proposa Lady Origami. Brûler beaucoup d’impériaux.

— Vous maintiendrez ce vaisseau en l’air quand on lui tirera dessus. Je m’en occupe.

— Vous cachez votre tristesse, mais je la vois. Vous estimez que c’est de votre faute. Vous faire tuer ne les ramènera pas ! C’était trop dangereux quand vous étiez nombreux. » Ori était bouleversée. « Seul, vous allez mourir !

— Peut-être. » Il restait une issue, extrême, radicale. Il n’avait pas voulu l’envisager : franchement, ça l’effrayait. Mais il avait compris qu’on en viendrait là, avant même le rapport de Heinrich, et il avait récupéré la feuille glissée sous sa couchette. Il la sortit de sa poche. Il l’avait soigneusement recopiée dans le carnet personnel d’Anand Sivaram, trouvé dans les archives de Bradford Carr. Il la déplia et la posa entre les éclats de sel. « Peut-être pas. »

Pour la majorité des gens, ce n’étaient que des gribouillis compliqués. Sullivan, au cours de l’année écoulée, avait réussi à se marquer de plusieurs sortilèges ; un jeu d’enfant par rapport à ce dessin-ci. Les autres représentaient un défi intellectuel, magique et physique, une façon d’égaliser les chances contre un garde de fer. C’était très dangereux, oui ; chaque fois, il avait frôlé la mort avant de se forcer à revenir. Le dessin de Sivaram… C’était une monstruosité. C’était l’apocalypse. Buckminster Fuller l’examina et poussa un cri.

« À ma connaissance, deux personnes seulement ont porté ce sortilège. Guiseppe Zangara et Corbeau, le type du BCI. Zangara était un bon à rien, et il est devenu le boumeur le plus redoutable de l’histoire. Quant à Corbeau l’évoqueur, vous savez ce qu’il a lâché sur Washington. » Fuller déglutit. « Ça démultiplie le pouvoir du porteur, ça saute aux yeux, mais il y a tant de choses… Les effets secondaires doivent être terribles…

— Aucune importance. » Bien sûr qu’il y en aurait. Fricoter avec une magie aussi invraisemblable était lourd de conséquences. Bradford Carr était inconscient. Zangara était fou dès le départ. Corbeau, lui, avait basculé. Sullivan avait étudié les notes de Sivaram ; la malédiction dont les anciens du Grimnoir avaient si peur n’y figurait pas, mais ce sortilège-là, si : un prototype, sans doute. Les anciens auraient avalé leur moustache en apprenant ce qu’il comptait faire. Il s’en fichait : il ne reviendrait pas. « Ce que je veux savoir, c’est si vous pouvez me graver ça dans la viande. »

Fuller tremblait comme une feuille. Les autres ne comprenaient pas, mais lui si. Il lisait la magie comme d’autres l’alphabet. Un faux mouvement et Sullivan mourrait. L’engrenage saisissait la portée de la question et, que Dieu l’en bénisse, il se montra à la hauteur. « Oui. Oui, je pense y arriver. »

Comme l’avait dit Toru en s’embarquant pour la mission : ils vaincraient l’éclaireur ou y laisseraient leur peau.

Chapitre 18

Chère mademoiselle Bienséance,

Mon petit ami est un bougeur. S’il ouvre la porte à une dame par l’esprit et non à la main, est-ce quand même galant ? Sinon, comment aborder le sujet sans le froisser ?

Signé : Contrariée à Cleveland.

Chère Contrariée,

Il n’est pas convenable d’user de magie, de quelque type que ce soit mais surtout la télékinésie, auprès d’une jeune fille. Les garçons ont déjà bien du mal à surveiller leurs mains ; que dire alors de mains invisibles ? S’il est un vrai gentleman, il vous ouvrira la porte avec ses mains de chair et laissera ses mains fantômes dans ses poches devant des gens comme il faut.

Mademoiselle Bienséance, chronique de journal, 1931.

Quelque part en Russie