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Il lui avait fallu une éternité pour repérer l’équipe et le beau dirigeable que Francis avait eu la gentillesse de baptiser en pensant à elle, mais elle finit par réussir. Au lieu des retrouvailles réjouies qu’elle avait espérées, elle avait terrifié tout le monde. Ils étaient déjà nerveux, et, en plus, ils la croyaient morte.

Sa magie était un torrent d’énergie illimitée, mais, physiquement, elle était humaine. Après avoir affronté le moine noir, elle avait eu besoin de dormir. C’était bien beau d’être la plus grande active de l’histoire ; elle n’était pas déraisonnable pour autant. Si, par fatigue, elle commettait des erreurs, elle serait aussi morte qu’une autre. Inutile de se coincer un bourdon dans le cœur ou une branche d’arbre dans le cerveau. Voyager, c’était merveilleux. Oui, ça avait des limites, mais ça valait mieux que marcher comme une andouille.

Elle avait trouvé une cabane de trappeurs déserte. Un lit en peaux d’ours serait bien plus confortable qu’une meule de foin ou un champ. Et, après tout, elle s’apprêtait à combattre l’éclaireur : elle méritait bien un petit luxe. Elle avait mangé de vieilles patates et de la viande séchée, elle ignorait de quel animal, qu’elle remplaça par une liasse de billets. Trouvant un sac de sel destiné à conserver le gibier, elle s’en était servie pour créer des sortilèges de communication.

Faye se savait dangereuse. Pour le Grimnoir, avoir l’ensorcelée dans les pattes, c’était abriter une vipère dans le salon, et personne ne s’en était avisé. Mais l’expédition de Sullivan était cernée par les vipères, alors, une de plus… Et puis, sans elle, ils n’avaient aucune chance.

Elle maîtrisait toujours mal les sortilèges. Certes, elle avait plus de magie que personne au monde, mais ça ne lui donnait aucun talent de dessinatrice. Elle était maladroite, bien loin de Lance ou de M. Sullivan. Elle dut s’y prendre à plusieurs fois avant de réussir à connecter son œuvre. Elle commença par chercher la bague de Francis mais n’obtint pas de réponse. L’inquiétude lui noua l’estomac, même s’il était sans doute occupé, tout simplement. Elle voulait le mettre en garde, lui parler de l’écorché déguisé qui abusait le président. Elle ignorait pour qui cette horreur se faisait passer, mais les dessins de Zachary précisaient que, quand il était encore humain, il construisait de beaux immeubles.

Jane, Dan et M. Browning auraient su que faire, eux aussi, mais l’important était qu’elle atteigne Shanghai ; elle s’efforça donc de joindre Sullivan. Lui non plus ne répondait pas… Il avait sûrement des soucis. Après tout, il dirigeait une mission dangereuse au cœur du territoire impérial. Elle essaya Lance, sans résultat non plus. Non seulement sa bague ne réagit pas, mais on aurait même dit qu’il n’y avait pas de bague… À force, elle se faisait du mauvais sang. Des heures durant, elle tenta d’activer ses sortilèges en maudissant sa maladresse. Celui de Heinrich fonctionna, mais un instant seulement, comme s’il avait trop à faire pour prendre le temps de répondre.

Faye avait peur. À Shanghai, ses amis étaient dans une mauvaise passe. Elle s’efforçait de joindre M. Browning quand quelqu’un l’appela. Naguère, si un influx magique activait sa bague, elle sentait une brûlure intense. À présent, sa carte mentale améliorée identifia son interlocuteur avant même que la connexion ne soit assez forte pour lui chatouiller l’annulaire. C’était la bague de M. Sullivan, qui contenait encore un peu de Black Jack Pershing : il l’avait portée pendant des années avant de la donner à Jake. On laissait toujours un peu de soi sur tout ce qu’on touchait. Les gens normaux ne le voyaient pas, mais Faye, à présent, si.

Elle réussit à connecter le sortilège au bout du deuxième essai. Tant mieux : elle comptait le traverser pour se rendre à Shanghai, comme elle avait autrefois voyagé directement du Tennessee à la Virginie. Mais, de l’autre côté, ce n’était pas M. Sullivan, c’était la figure burinée du capitaine Bob Southunder, l’air interloqué.

« Où est monsieur Sullivan ? demanda Faye sans laisser au pirate le temps d’en placer une.

— Indisposé. J’ai senti l’appel dans sa bague. C’est… Faye ? » Il était gentil et futé, mais, comme tout le monde, tellement lent de la comprenette !

« Ça se voit, non ?

— On m’a dit que vous étiez morte.

— Alors c’est mon fantôme, c’est un piège de l’Imperium, ou c’est bien moi. » Elle concentra sa carte mentale dans le sortilège, comme on braque une torche lumineuse dans un trou d’épingle. Elle n’avait accompli ce miracle qu’une fois auparavant, mais elle estimait le risque de mourir dans d’atroces souffrances à un pour cent seulement. « Ne bougez pas. J’arrive. » La voie était libre.

Le voyage magique ne dépendait pas de la distance. Quand on choisissait deux points éloignés et qu’on écrabouillait l’espace pour les réunir, peu importait la distance sur un plan, vu qu’on ne parcourait jamais que l’intervalle d’écrabouillage. C’était ainsi qu’elle avait résolu les labyrinthes de Jacques. Pour lui, c’était de la triche ; pour Faye, c’était le principe même de l’univers. Elle n’y était pour rien si la vérité échappait aux autres. Elle n’aurait pas juré qu’elle s’expliquait en termes techniques, surtout « écrabouiller » qui ne sonnait pas très scientifique, mais tel était le principe. Le problème, pour voyager, c’était d’avoir une carte mentale assez vaste pour vous permettre de ne pas se coincer dans un objet à l’arrivée. En général, les voyageurs n’apprenaient jamais à s’en servir, et ils ne pouvaient apparaître qu’à portée de regard. Faye, elle, voyait jusque dans l’intérieur de la Voyageuse.

Elle se matérialisa juste derrière Bob le Pirate, qui sursauta. Le sortilège de communication donnait sur une cabane déserte. Elle se trouvait à présent dans une resserre, très grande pour un vaisseau, avec des caisses, des cartons et une énorme machine magique bizarre hérissée de cônes et de boules tournoyantes. Il s’agissait donc de la soute, et il y avait huit autres personnes dedans, qui s’activaient autour de la machine ou préparaient des armes.

« Salut, tout le monde. »

Ils ne s’attendaient pas à la voir ; une forêt de fusils se braquèrent soudain vers elle. Dur de leur en vouloir : qu’une inconnue apparaisse sans crier gare sur un vaisseau pirate clandestin, c’était rarement une bonne chose.

« Stop ! » cria Southunder. Il n’était pas homme à hausser le ton et, quand il s’y décidait, on l’écoutait. « Baissez vos armes. »

Faye sentit un picotement chaud lui courir sur l’épiderme. De la magie se rassemblait, hésitait à s’enflammer. Elle reconnut tout de suite le phénomène. « Hé, madame la torche pirate, je vous ai pardonné de m’avoir enflammée, la dernière fois, parce que c’était un malentendu et que vous m’aviez prise pour une ninja, mais, si vous recommencez, je me mets en rogne. »

La Japonaise s’écarta de la grosse machine derrière laquelle elle se planquait. Sans même avoir levé les mains, elle était prête à carboniser Faye. Elle était moins spectaculaire que Murmure, qui adorait faire de grands gestes ; la Française, il fallait bien l’avouer, ne cherchait pas la discrétion.

« Tout va bien, Ori », dit Bob le Pirate.

Le picotement se dissipa. « Merci. Où est monsieur Sullivan ?

— En convalescence. Attendez une seconde.

— Il faut que je…

— Attendez, j’ai dit ! » Son accent révélait que, malgré sa tête de gentil papy, il était un capitaine pirate et qu’elle ferait mieux de ne pas l’oublier. « Vous êtes à bord de mon vaisseau…

— Du vaisseau de Francis, corrigea-t-elle.

— Lui, c’est l’armateur. Le commandant, c’est moi. Mon vaisseau, donc. Vous allez m’expliquer ce qui se passe. C’est clair ? » Le capitaine Southunder savait très bien qu’elle avait tué le président, ainsi qu’une petite armée de soldats impériaux, et n’ignorait sans doute pas qu’elle avait fait exploser le dieu des démons ; il n’allait pas pour autant se laisser marcher dessus à bord de son dirigeable, superpouvoirs ou pas. « Sinon, vous débarquez illico.