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« Mais oui. Bien sûr.

— Une vache !

— Oh. » Elle hocha la tête. « Oui, je vois. Celles qui ont des taches ? Le Bouledogue en maraude s’est écrasé dans un troupeau de ces vaches-là. Très joli. » Elle évitait de blesser Faye. « Je ne savais pas que des Occidentaux connaissaient cet art.

— Un art ? Non. C’est ce que je fais quand je voyage. Je crée des liens. Je n’en reviens pas de ne pas avoir compris plus tôt ! Tu ne vois pas ? C’est comme ça que marche la magie ! Le monde entier, l’univers, c’est la feuille. Les actifs ne peuvent en plier qu’une partie pour le modifier. Parfois ils arrivent à élargir leur zone, à la modifier un peu, mais ils ne déplient jamais toute la feuille pour créer du neuf, alors que ce sont les plis qui décident ce que fait chaque zone ! C’est comme ça que le président maîtrisait différents types de magie. Il la dépliait pour en faire une autre. »

Faye parlait dans le vide, elle s’en rendait compte. Lady Origami la regardait comme si elle était folle. Pas grave, elle en avait l’habitude, mais cette découverte était fondamentale.

« Tu as d’autres feuilles ? »

Lady Origami avait beaucoup de poches.

La magie, un couteau aiguisé, de l’encre démoniaque, du whisky pour atténuer la douleur, une main sûre… Il n’en fallait pas plus pour transformer un homme en arme.

À qui voulait-il faire gober ça ? Jake Sullivan avait toujours été une arme. Il était temps d’arrêter de jouer à croire le contraire.

Tuer. Il n’avait jamais été bon à rien d’autre. Même quand il voulait apporter son aide, qu’il voulait se placer du côté des anges, il ne réussissait qu’à tuer.

Gamin, on lui avait farci le crâne d’idées sur le courage, le sacrifice et la protection des innocents. Il avait menti sur son âge pour s’engager dans la brigade des Premiers Volontaires actifs du général Roosevelt. Il avait même convaincu ses frères de venir avec lui. L’attrait de l’aventure… Conneries. La grande aventure des frères Sullivan : des années d’une guerre de tranchées où, pour donner la mort, il y avait les balles, la gravité et ses mains nues. Il avait survécu à la plus grande bataille de l’histoire militaire sans blessure physique majeure, alors qu’un de ses frères y perdait la vie et l’autre l’esprit.

Il était revenu dans un pays où on ne le comprenait pas. Tout ce que savaient ses compatriotes, c’était que les Premiers Volontaires avaient failli déchirer le monde en tuant des Allemands. Même ceux qui les qualifiaient de héros avaient peur d’eux.

Il avait quand même essayé d’apporter son aide, sa contribution à la société. Il était têtu. Sullivan aimait les énigmes : quoi de mieux que devenir détective ? Résoudre les difficultés des gens, parfois recourir à son pouvoir pour redresser des torts et régler leur compte à des voyous. Il était doué. Tombé amoureux d’une fille qui avait des cauchemars bien à elle, il avait cru, un moment, s’être construit une vie.

Qui s’était terminée en cinq minutes sanglantes, parce qu’on avait menacé un innocent et que Sullivan était trop buté pour laisser glisser. Il avait tué un salopard, mais ce salopard était flic, et la vie qu’il avait cru bâtir avec Delilah s’était effondrée.

Rockville. Six ans à casser des cailloux dans un enfer monotone, et, même les fers aux pieds, il continuait à tuer. Les plus gros durs avaient voulu faire leurs preuves en l’agressant ; il les avait tous massacrés. Il ne cherchait jamais la bagarre, mais, quand il la trouvait, il en sortait toujours vainqueur. Sa magie avait toujours été forte, dure comme sa volonté, tenace comme la gravité, mais Rockville lui avait donné du temps pour réfléchir, et rien n’était plus dangereux.

On lui avait offert une libération anticipée s’il acceptait de devenir le chien de garde de J. Edgar Hoover, et, même quand il s’efforçait de ne tuer personne, on ne lui laissait pas le choix. Delilah était revenue dans sa vie, brièvement, jusqu’à ce qu’il cause sa mort.

Depuis, c’était la guerre.

Le cerveau d’un universitaire dans la carcasse d’un gorille, avec un passé si brutal que même les gardes de fer en étaient impressionnés. En d’autres temps, en d’autres circonstances, il aurait accompli des prouesses intellectuelles ou créé de grandes choses. Mais non : il avait détruit le monde, petit bout par petit bout, comme on casse des cailloux. Il pouvait bien se cacher derrière de belles paroles – protéger les innocents, tout ça –, ça ne servait qu’à brouiller les pistes. Jake Sullivan avait une spécialité : tuer. Toujours pour une bonne raison, d’accord, mais tout de même : il était fait pour la castagne.

Le serment du Grimnoir était capital pour un homme qui tenait toujours ses promesses. Il y avait des innocents à défendre, plus que jamais ; Jake comptait bien tenir le rôle pour lequel Dieu l’avait collé sur Terre : tuer des tas de gens.

Jake Sullivan était sans doute du côté des anges, mais d’anges assoiffés de sang.

Il se réveilla à plat ventre sans bien savoir où il était. Le plancher tremblait sous un bruit de fond. Il reconnut alors le bourdonnement des turboréacteurs et se souvint qu’il était à bord de la Voyageuse, presque déserte puisque ses passagers avaient été abattus à Shanghai. Enfin, il essaya de bouger, et la douleur lui rappela pourquoi il était sur le ventre. Son dos était la seule surface de peau assez grande pour y graver le nouveau sortilège.

Les symboles sur sa poitrine chauffaient à blanc pour l’aider à guérir, à réparer les lésions subies par ses chairs. Les coupures et les brûlures qu’on lui avait infligées se couvraient déjà de tissu cicatriciel. Les autres fois, il avait cru souffrir, mais ce n’était rien. Même si la sensation commençait à s’estomper, il n’oublierait jamais le feu magique.

Madi détenait le record. Il avait survécu à treize kanjis de l’Imperium, qui l’avaient rendu à peu près invulnérable. Sullivan, à présent, en portait cinq, mais celui créé par Sivaram devait équivaloir à plusieurs autres. Il sentit le pouvoir se concentrer dans sa poitrine mais se crispa tout à coup. Ce n’était plus comme avant.

Que se passerait-il s’il activait ce nouveau sortilège ? Corbeau avait cessé d’invoquer les démons pour s’en vêtir comme d’un costume. Sullivan était déjà le maître de la gravité. Malgré toute sa curiosité, il avait peur de jouer avec des forces si terribles. Surtout à bord d’un dirigeable fragile.

Il examina la situation. Il était pieds nus. Il portait un pantalon mais pas de chemise et ne savait toujours pas où il se trouvait. Dans son dernier souvenir, il était à l’infirmerie. Il souleva sa tête de l’oreiller : un plancher métallique, un petit matelas dont il dépassait par tous les bouts. Les lieux lui étaient inconnus, alors qu’il avait parcouru la Voyageuse de fond en comble. Elle n’était pas si grande que ça.

Il comprit alors qu’il n’était pas dans une cabine, mais dans un espace entre deux cabines. Le plafond bougeait. Et ce n’était pas un plafond. C’était de la toile orangée : le dessous d’une des cellules qui contenaient l’hydrogène. La lumière filtrait par l’enveloppe et baignait l’espace d’une lueur rosée. Sullivan se redressa ; son esprit analytique se demandait comment il s’était retrouvé dans ce coin isolé et combien de temps il était resté dans les vapes.

À part le matelas, il n’y avait pas grand-chose. Une petite table soudée près de l’écoutille et entourée de coussins – elle était trop basse pour y adjoindre une chaise. Sur la table, boulonné, un vase garni de fleurs. Il tourna la tête et sentit son cou craquer. Les cloisons étaient couvertes de petits tableaux. Non pas accrochés mais vissés, sinon ils seraient tombés à la première embardée. Il se figea en découvrant des bougies allumées.