On l’engueulait quand il se grillait une cigarette, mais quelqu’un s’amusait à coller des bougies juste sous l’enveloppe ? Sullivan se mit à ramper pour aller les éteindre, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il s’agissait d’un autel. Il y avait des fleurs qui encadraient deux photographies, ainsi que des animaux en papier plié. Sullivan sut où il se trouvait.
La première photo était celle d’un jeune Japonais musculeux au visage carré fendu d’un grand sourire. Vêtu d’un costume occidental, il brandissait fièrement un diplôme dans ses grosses pattes. Sullivan aurait parié que c’était, comme lui, un pousseur de gravité. Il avait cet air solide.
L’autre représentait un petit bébé.
Il s’écarta des bougies. Elles émettaient de la chaleur, oui, mais les flammes, comme gelées, ne vacillaient pas. Même leur lumière ne tremblait pas. Les mèches ne se consumaient pas. La cire n’était pas molle. Bien sûr, Lady Origami était une torche : le feu lui obéissait aveuglément. Elle n’allait mettre en danger ni son autel ni le vaisseau.
L’écoutille s’ouvrit. Sullivan se mit debout tant bien que mal ; Lady Origami regagnait sa cabine. Elle portait une carafe dans une main et un bol fumant dans l’autre.
« Salut », souffla Sullivan.
Elle posa la collation sur la table avant de refermer l’écoutille. « Je m’étonne de vous trouver éveillé. Vous vous sentez bien ? Ça avait l’air douloureux.
— Ça va. Qu’est-ce que je fais ici ?
— L’infirmerie est comble, avec les quatre chevaliers sortis du fleuve. Ici, c’est privé, alors j’ai proposé. Il a fallu trois hommes forts pour vous monter. Vos paroles faisaient peur aux autres.
— Mes paroles ?
— Vous parliez de tuer. Sans arrêt. »
Sullivan regarda ses mains. « Oh, oui…
— Vous leur faisiez peur. » Elle s’approcha pour lui soulever doucement le menton. Le contact physique le prit au dépourvu. Elle avait les doigts calleux et étonnamment forts. Il distinguait le feu qui dansait dans ses yeux perçants. « Vous m’avez fait peur.
— J’en suis désolé.
— Oh, Sullivan… » Elle secoua la tête en souriant et s’écarta d’un pas léger tout en dénouant l’écharpe rouge qui ornait sa combinaison de travail. Elle la posa sur les coussins. « Ne vous excusez pas. Vous êtes qui vous devez être. Vous êtes fort, et fier, et intelligent, et, au-dedans, très triste. Vous dites peu de mots, mais les mots que vous dites sont toujours vrais. Les hommes comme vous sont rares en ce monde. »
Les moteurs tournaient plus vite. La Voyageuse décollait. « Il faut que j’y aille. »
Elle s’interposa entre lui et la sortie. « Ne partez pas. »
Ça faisait longtemps, mais il reconnut le regard qu’elle lui jetait. Et il savait ce qu’elle voulait, sans comprendre pourquoi c’était lui qu’elle voulait. « Lady Origami, je ne peux…
— Lady Origami, c’est mon nom de maraudeuse. Mes camarades se sont mis à m’appeler ainsi après m’avoir fait échapper du vaisseau-prison, quand je ne voulais pas parler. Mon vrai nom, c’est Akane Yoshizawa.
— Akane. » Un joli nom pour une jolie fille. « Je…
— Vous devez me juger très mal à cause de notre rencontre. Vous avez dû me prendre pour une pute pirate !
— Non ! » Sullivan secoua vigoureusement la tête. « Jamais. J’étais surpris, c’est tout.
— Je me suis surprise moi-même. Ça ne me ressemblait pas. Beaucoup des maraudeurs l’ont désiré, mais ils m’ont respectée quand je leur ai dit non. Et je n’ai pas eu besoin d’en brûler un seul.
— On se brûle les doigts, à tripoter une torche.
— Exactement. » Elle sourit. « Vous êtes le premier qui m’ait attirée depuis… C’était… Quand vous avez raconté votre histoire aux maraudeurs, vous m’avez rappelé quelqu’un. Un homme que j’ai connu. » Ses yeux, malgré elle, se tournèrent un instant vers l’autel. « Vous lui ressemblez. Vous êtes entier mais le vide vous habite. Je vois cela en vous, et je ne l’avais vu qu’une seule fois avant. »
Il baissa le regard. « Toutes mes condoléances.
— Nous perdons tout, Sullivan. Nous perdons nos maisons, nos amours, nos familles, et parfois nous nous perdons nous-mêmes, parce que nous ne savons pas quoi perdre d’autre. » Elle s’approcha lentement, posa une petite main sur son dos couturé de cicatrices et l’y laissa. Ses doigts suivaient les lignes complexes. Enfin, elle l’attira doucement face à elle. « Je vois votre tristesse quand elle échappe aux autres, parce que je la partage. Vous ne voulez plus rien perdre. Vous pensez n’avoir plus rien à donner.
— Si vous en avez marre de perdre, je vous déconseille de me fréquenter. »
Elle effleura les muscles de sa poitrine. Cette fois, il ne recula pas.
« Alors, nous n’y penserons que demain, Jake Sullivan le Lourd. Aujourd’hui, nous allons vivre, c’est tout. » Elle leva la main pour ouvrir la fermeture de sa combinaison, du cou au nombril ; en dessous, elle ne portait rien.
« Euh… » Sullivan prit une longue inspiration. Akane. Vraiment, un nom magnifique pour une femme magnifique. « Alors, d’accord… »
Chapitre 19
J’estime depuis longtemps que les grandes nations ne sont que des couvertures pour des individus aux vastes ambitions qui détiennent un pouvoir effectif par leur capacité à rester invisible tout en œuvrant dans les coulisses de l’État. Mais je ne me doutais pas qu’ils étaient littéralement invisibles.
Drew Town (New Jersey)
L’appel était urgent. Les anciens contactaient tous les chevaliers du Grimnoir, dans le monde entier. Peu importait où ils se trouvaient, qui ils étaient, leur âge ou leur état de santé, s’ils étaient solitaires ou faisaient partie d’un groupe : tout le monde sur le pont. Tous n’étaient pas des combattants, mais il fallait aussi aller prévenir les autorités locales, et par tous les moyens. S’il fallait jeter des pierres sur le Kremlin, hop. Réveiller la milice. Charger les fusils. En l’absence de fusil, trouver des flambeaux et des fourches.
Francis n’avait jamais reçu de message pareil.
L’annonce était assez simple : les anciens n’avaient pas connaissance des détails. Ils pensaient que des troubles allaient éclater, surtout dans les territoires habités par des actifs. Toutes les régions où se concentrait beaucoup de magie étaient des cibles potentielles. Des cibles de quoi, on n’en savait trop rien. On ignorait la nature exacte de la menace. Un chevalier qui restait anonyme les avait prévenus que tous les magiques étaient en danger.
Francis aurait mis sa main à couper que Faye était mêlée à cette affaire…
John Browning, responsable du Grimnoir aux États-Unis, affectait ses chevaliers aux zones à risque. Il avait fait prévenir discrètement tous ses amis et alliés dans la police et l’armée. Discrètement, oui ; il fallait à tout prix éviter que le BCI se persuade que les actifs préparaient un soulèvement. Une fois par an, ça suffisait.
Dès que Francis eut reçu le message, il sut où aller. Une menace inconnue prête à fondre sur les actifs s’intéresserait forcément à la ville édifiée pour eux et décrite comme un paradis.
Dan Garrett gara la voiture dans les bois juste avant Drew Town. Jane ouvrit le coffre pour en sortir les flingues. Quand on ne savait pas à quoi s’attendre, autant apporter des armes et des amis armés. Francis prit le M1917 Enfield et une bande de munitions qu’il se mit en bandoulière. Ils étaient vêtus en chasseurs et, au fond, partaient bel et bien chasser.