« On y va en sourdine. On se promène dans les bois, on choisit un bon poste pour observer la ville. » Dan récupéra un sac à dos. « J’ai les sandwiches.
— Apporter à manger, comme c’est malin de ta part, dit Jane en attrapant un étui de guitare. Moi, je n’ai pris que ce pistolet-mitrailleur Thompson.
— La femme idéale. »
Des phares approchaient mais, au lieu de continuer en direction de la ville, ils ralentirent et s’arrêtèrent derrière eux. « On attend quelqu’un ? demanda Francis.
— Les autres sont tous occupés ailleurs.
— Si ce sont les flics, on va chasser le coyote.
— On en élève de gros dans le coin, on dirait, soupira Dan devant le gigantesque fusil automatique Browning qu’il extrayait de la voiture. Ne vous inquiétez pas. Je leur ferai avaler nos salades. »
Un claquement de portière. Une silhouette entre les arbres, qui avançait à pas de loup, sans lampe torche, mais sans non plus chercher à se cacher. « Francis ? C’est vous ? » Une voix de femme.
« Hammer ? Qu’est-ce que vous foutez ici ?
— Je vous suis !
— Merveilleux, grogna Dan. La seule personne que je sois impuissant à séduire. »
L’agent du FBI s’approcha jusqu’à ce que les chevaliers la voient nettement dans le clair de lune. « Hoover m’a ordonné de vous prendre en filature. Il dit que le Grimnoir mijote quelque chose. » Un regard vers le coffre ouvert et les armes amoncelées. « Il a raison, visiblement. Écoutez, je sais où nous sommes et, vu les circonstances, je sais ce que vous mijotez. Je pourrais ordonner à mes gars de vous arrêter sur-le-champ, mais je vous aime bien. Je vais plutôt essayer de vous dissuader.
— Nous dissuader de quoi ?
— Oh, vous débarquez à Drew Town, le bled qui symbolise tout ce contre quoi vous vous battez, pile quand le concepteur du projet vient le visiter ? Moi non plus, je ne l’aime pas, ce salopard d’engrenage. C’est un filou, un opportuniste, et je ne crois pas l’avoir entendu prononcer une seule phrase complètement honnête. Mais, à lui chercher des poux dans la tête, vous ne réussirez qu’à vous faire des ennemis. »
Francis poussa un soupir. « Hammer, allumez votre détecteur de mensonges et écoutez. Je me contrefous du petit copain de Roosevelt. Si on est là, c’est à cause d’un message évoquant une menace sur les lieux où beaucoup d’actifs sont réunis. Je n’en sais pas plus, mais ça sent très mauvais. » Une migraine atroce lui fendit le crâne. « Oh, nom de Dieu, sortez de ma tête. C’est bon ?
— Vous dites la vérité. Ouf. J’ai eu peur que vous ne preniez une initiative idiote. Ça ne me plaisait pas. »
La migraine s’évanouit quand elle désactiva son pouvoir. « Génial. Maintenant, retournez voir votre patron chéri et expliquez-lui que les gentils c’est nous. On monte la garde au cas où il se passerait… un truc.
— Un truc. » Hammer désigna un Winchester 1912 à canon court. « Vous allez vous en servir ? demanda-t-elle à Jane.
— J’ai déjà les mains prises.
— Je peux l’emprunter ? » Elle souleva le fusil à pompe, l’examina et fit monter une balle dans la chambre avant d’ouvrir une boîte de chevrotines pour en remplir ses poches. « Un “truc”, avec le Grimnoir, on sait ce que ça donne. Votre dernier “truc” a piétiné la moitié de Washington. » L’agent Pemberly Hammer, du FBI, s’enfonça entre les arbres. « Venez. J’ai visité les lieux la semaine dernière avec monsieur Hoover. Je connais une colline d’où on voit pratiquement toute la ville. »
Les trois chevaliers la suivirent des yeux. Dan souleva son BAR et le sac à dos. « J’aurais dû faire plus de sandwiches. »
Cité libre de Shanghai
Toru n’avait jamais vu ce souvenir-ci.
Okubo était dans son bureau, assis sur un tatami. Les portes ouvertes donnaient sur un jardin immaculé. Il regardait des pétales de fleur voguer sur le ruisseau. Inspiré, il demanda à ses domestiques de lui apporter son écritoire. Il posa la plume sur le parchemin dans l’espoir de fixer l’instant dans un poème.
Hatori attendait patiemment que son seigneur ait fini d’écrire. On n’interrompait pas le plus grand sorcier du monde quand il décidait de composer de la poésie. Okubo barra un vers, l’air mécontent. Parfois, même les plus grands s’agaçaient quand les mots leur échappaient.
« Les petits moments de beauté… Un guerrier peut les juger insignifiants, surtout par rapport aux événements grandioses autour de nous, mais il importe de prendre le temps de les apprécier », expliqua Okubo en se remettant à écrire. Un homme de son rang n’avait pas besoin de s’excuser ; il ne parlait que parce qu’il en avait envie. « Pour frapper avec un cœur pur, un guerrier doit comprendre ce qu’il affronte.
— Bien sûr, monseigneur, dit Hatori d’une voix trop grave.
— Pourquoi te bats-tu ? »
La question le prit au dépourvu.
« Qu’est-ce qui t’amène ici, mon fils ? »
Hatori avait disparu. Toru n’était pas témoin d’un souvenir. Il était assis devant son père. Il se figea. Son sang gela dans ses veines. Son estomac se noua. S’apercevant qu’il ne s’était même pas incliné, il colla son front au sol. « Pardonnez-moi, président !
— Redresse-toi, Toru. Cette déférence n’est pas nécessaire. Je n’occupe plus les fonctions de président : je suis mort. Je ne suis qu’un fantôme incapable de trouver le repos comme de quitter ce monde. »
Toru releva la tête. Ses yeux débordaient de larmes. « Je n’ai pas été à la hauteur.
— Si. C’est moi qui ai échoué. En contemplant l’avenir, j’ai essayé de modeler le monde à mon image. Concentré sur mes desseins, j’ai négligé les ténèbres nichées dans mon entourage. J’ai souvent dit qu’il ne fallait pas sous-estimer l’ennemi ; pourtant, je suis tombé dans le piège. Quand je me préparais à résister à sa puissance redoutable, j’oubliais qu’il était capable de ruse et de subtilité.
— Tout est donc perdu ?
— Non. Tu n’es pas mort, même si tu n’en es pas loin, et tant que son cœur bat le guerrier peut frapper. Ta tâche n’est pas accomplie. » Okubo Tokugawa se leva pour aller poser une main sur l’épaule de Toru. « Tu es mon fils. Je ne peux plus me battre, mais tu serviras à ma place. Je n’ai pas choisi de successeur avant de mourir. C’est l’hubris qui m’a poussé à commettre cette erreur. Le sort t’a placé au cœur des événements ; tu as préféré la vérité à la gloire, l’honneur à la tradition. Tu as prouvé que tu es digne d’être mon héritier. La survie de l’Imperium repose sur tes épaules. L’avenir du monde dépend de tes actes. L’avenir de notre famille est entre tes mains. »
L’émotion étranglait Toru, qui eut le plus grand mal à répondre. « Je n’échouerai pas.
— Ton dévouement est une leçon pour moi. J’ai beaucoup de regrets ; l’un est de ne pas avoir vu la grandeur de certains de mes descendants. Je suis content de toi, Toru… Quand tu m’appelleras, à l’instant suprême, je te donnerai la force.
— Je n’échouerai pas ! s’écria Toru.