— Réveille-toi. »
« Réveille-toi ! »
Une gifle. Toru entrouvrit les yeux avec un grognement.
Il était debout, maintenu par des chaînes autour des bras, des jambes et du torse. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’il portait toujours l’armure de Nishimura. Sauf le casque. Il voulut bouger, mais l’armure était désactivée et ses membres ne répondaient pas. Une magie inconnue le paralysait.
Le garde de fer qui l’avait frappé s’écarta. Toru se trouva de nouveau face à Okubo Tokugawa, mais celui-ci était l’imposteur. L’adversaire. Le pion de l’ennemi. Comment ses anciens compagnons pouvaient-ils se leurrer ? Il aurait craché au visage de Saito, mais sa bouche était trop sèche.
L’usurpateur portait son grand uniforme, tout couvert de médailles et de galons. « Et voici le traître, cracha-t-il. Lamentable. Tu étais la crème des gardes de fer, l’élite des guerriers de l’Imperium, et tu te retrouves au fond d’une oubliette, enchaîné comme un banal criminel.
— Je ne suis pas banal. » Toru serra les dents pour se concentrer. Il ne réussit même pas à serrer le poing. Il ne pouvait bouger que la tête. « C’est toi le traître, Dosan Saito, et je vais te tuer. »
Le geôlier n’attendit pas qu’on lui en donne l’ordre pour frapper Toru en plein sur la bouche.
L’imposteur sourit. « Économise ton souffle, Toru. Cet homme appartient à ma garde rapprochée, dont tous les membres ont déjà été… améliorés. »
Les yeux de Toru gémirent dans leurs orbites. Le garde de fer avait une apparence humaine, mais son regard était mort, insensible. Ce n’était plus qu’une marionnette de chair. Écœurant.
« Tu as essayé de semer en eux le germe du doute, comme Hatori avec toi. C’est ce que tu espérais accomplir en déboulant à Shanghai, je le sais. Tu comptais me faire peur. Tu voulais que tes élucubrations poussent mes guerriers à douter de leur président. Malheureusement, certains germes ont pris. Je ne peux le permettre. Je dois arracher le doute à la racine. C’est la seule raison pour quoi tu es encore en vie. »
Toru aurait voulu étrangler ce type, mais il était impuissant : sensation odieuse. « Pourquoi sers-tu l’éclaireur ? Tu étais l’ami d’Okubo Tokugawa !
— J’étais son ami, son confident, son conseiller. Je le connaissais bien mieux que toi. Tu es un gamin ridicule qui croit accomplir la volonté de son père, alors que c’est moi qui réalise son rêve. C’est l’Imperium que je sers, pas l’éclaireur. Et c’est l’éclaireur qui me sert.
— Alors tu es un imbécile. »
VLAN. Le garde de fer le frappa de plus belle. Ce devait être un massif pour avoir les mains si denses.
L’imposteur se tourna vers son acolyte. Ils communiquèrent sans parler, semblait-il, et le soldat s’écarta. Toru, accroché au mur, avait le nez et la bouche qui saignaient.
« Okubo haïssait l’ennemi. À raison. C’est un prédateur. Mais ton père croyait qu’il ne se laisserait pas dompter. À tort. Comme tous les animaux, comme la magie, on peut le dresser et le faire obéir. Pendant des années, j’ai gardé en secret un fragment de l’éclaireur vaincu. Je l’ai étudié, j’ai appris tout ce que je pouvais, fidèle aux ordres d’Okubo, et je me suis approprié sa force. Ce n’est qu’un être vivant, pas si différent du pouvoir. »
Toru avait cru que seule la malchance avait fait venir l’éclaireur en Asie deux fois de suite. En vérité, il n’en était jamais parti. « Tu te berces d’illusions.
— Non. L’ennemi, comme tous les êtres vivants, ne cherche que sa survie. Quand je lui ai parlé, j’ai compris ce qu’il voulait. Il est venu dévorer le pouvoir, comme autrefois sur d’autres planètes, mais uniquement parce que les intelligences auxquelles le pouvoir était connecté n’avaient pas atteint la rationalité. L’ennemi ne demande que de quoi se nourrir. En échange, il est prêt à nous donner tellement… L’accès à des capacités bien supérieures à tout ce que le pouvoir nous accorde, pour commencer.
— Qu’a dit mon père quand tu lui as exposé tout cela ? »
Saito gloussa. « Je ne suis pas si bête. Je n’en ai jamais soufflé mot à Okubo. Il croyait avoir détruit l’éclaireur. Je ne voulais pas briser ses illusions. J’ai attendu.
— L’ennemi t’a poussé à attendre. Il t’a contraint à tenir ta langue.
— Pas du tout. Okubo lui-même n’enseignait-il pas que le fort a pour devoir imprescriptible de contrôler le faible ? Je ne fais qu’observer cette philosophie. Le prédateur est fort. Le pouvoir est plus faible que lui ; il doit donc se soumettre. Le pouvoir n’est rien qu’un animal utile. Une volaille de basse-cour, à traiter en volaille. Rien n’empêche les deux entités de cohabiter sur notre planète.
— La magie, ce n’est pas une poule, et nous ne sommes pas des fermiers qui ramassent des œufs à offrir au seigneur ! Saito, l’éclaireur t’a troublé l’esprit. Il se sert de toi.
— Tu n’as pas vu ce que j’ai vu. Tu ne comprendras jamais. Quand ce maudit Grimnoir nous a privés d’Okubo, j’ai saisi ma chance. Durant des années, j’ai collecté en secret d’autres formes de magie. Je supervisais l’unité 731 et, quand l’occasion se présentait, je déconnectais un actif du pouvoir et je m’appropriais son énergie magique. Oh, la tête que tu fais… Surpris ? Tu croyais qu’Okubo en était seul capable ? Non, Toru. L’éclaireur accorde ce don à tous ses alliés. Il m’a permis de dissimuler la vérité à Okubo et, quand l’inconcevable s’est produit, j’ai pris sa place.
— Comment…
— Comment est-ce que je l’imite si parfaitement ? L’éclaireur est un artiste qui manipule la chair. Il ne s’est pas contenté de me donner un nouveau visage. Grâce à une mèche de cheveux d’Okubo, il m’a créé un corps. J’ai passé des décennies à observer ses moindres mots, ses moindres gestes, et j’ai tout enregistré. Je ne suis pas un acteur qui joue le rôle d’Okubo. Je suis Okubo. »
Toru ignorait si son rêve était vrai ou mensonger, mais il choisit d’y croire. Père, donne-moi la force de rompre ces chaînes afin de tordre le cou de ce salopard. Rien. « Sois maudit, Saito.
— Je suis Okubo Tokugawa, et tu fais obstacle à ma grande vision unificatrice. Tu te demandes peut-être pourquoi je ne t’ai pas simplement fait tuer quand mes hommes t’ont tiré des décombres, à moitié mort. Pour la même raison qui fait que tu portes encore cette magnifique armure. Ta mort doit être spectaculaire. J’ai évoqué les germes du doute ; ils doivent être détruits. Pour le bien de l’Imperium, nul ne doit douter de ma nature divine. »
Divine ? Le président ne s’était jamais prétendu un dieu ! « Quel est ce blasphème insensé ? »
Saito agita une main. « L’empereur me lasse. Il est temps de tomber les masques. Mais tu as insulté mon autorité et, pour cela, je dois t’éliminer en public. Je dois te vaincre d’une façon qui ne permette pas de douter que je suis Okubo Tokugawa. »
Le docteur Wells l’avait prédit. L’imposteur manquait de confiance en soi. Toru plissa les paupières. « Un duel ?
— Nous respecterons les traditions, la cérémonie aura lieu, et, ensuite, j’affronterai Toru, le traître, la brute surpuissante, en combat singulier. Il portera même l’une des armes magiques les plus puissantes de notre arsenal. J’en ferai un spectacle. Seul Okubo Tokugawa serait capable d’un tel exploit, bien sûr. »
Peu importaient les pouvoirs magiques absorbés par Saito, peu importait même la puissance que lui assurait l’éclaireur. Toru trouverait un moyen de l’abattre. « Je relève ton défi. »
Saito éclata de rire. « Cela va sans dire. Tu incarnes la combativité des gardes de fer. Tu feras de ton mieux pour me vaincre, j’en suis sûr. Tu serais même capable de réussir, ou, tout au moins, de m’infliger une blessure, et il serait malséant que le peuple voie son dieu saigner. »