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L’autre garde de fer revint. Il portait quelque chose. Toru écarquilla les yeux en comprenant : une petite tasse en métal pleine d’un épais liquide noir qu’il avait déjà vu dans les souvenirs de Hatori à l’époque de l’Océan ténébreux. C’était le sang putride qui suintait des immondes écorchés créés par la magie noire de l’éclaireur. Le fluide se mouvait, sifflait, fumait : vivait. Cette substance répugnante avait permis à l’éclaireur de se constituer une armée en contaminant les villageois.

« Couard ! hurla Toru.

— Cela vaut mieux. Quand nous nous reverrons, tu feras ce que j’exige de toi, ni plus ni moins. J’attends notre duel avec impatience. Le spectacle sera remarquable, j’en suis sûr. »

Le garde de fer colla la coupe aux lèvres de Toru, qui crispa les mâchoires, mais l’ignominie voulait se faufiler. Remontant le filet de sang qui coulait de ses narines, elle se glissa dans son nez. Elle rampa sur sa joue pour atteindre son oreille. Il serra les paupières de toutes ses forces, mais elle coulait entre ses cils.

Elle envahirait son cerveau et corromprait son âme ; Toru n’existerait plus.

Toru, qui avait rarement connu la peur, était terrifié.

« Voyageuse » (CBF)

L’équipage avait été réduit au strict minimum. Les coursives du dirigeable, naguère bondées, semblaient désertes. Il y avait du monde dans la salle des moteurs, le poste de pilotage et la soute, et c’était tout. Fuller, Schirmer et deux courageux volontaires du CBF continuaient de travailler à l’invention de bric et de broc qui occupait presque tout l’espace. Elle ne ressemblait à rien, mais ils juraient leurs grands dieux qu’elle marcherait. Probablement.

Sullivan avait quitté la cabine d’Akane pour se mettre au boulot. Un peu plus tard, Southunder était venu surveiller l’avancée du travail. « Zhao et quelques-uns de mes maraudeurs repartent en ville. Apparemment, certains pirates ne veulent pas manquer la prochaine opération. Heinrich attendra notre signal.

— Vous avez bien fait de renvoyer le reste de vos troupes, commandant. »

Southunder rit dans sa barbe. « Ma foi, monsieur Sullivan, nous verrons ce que vous en pensez si nous nous écrasons par manque de renforts.

— Oui, mais non. C’est la bonne décision. » Sullivan ouvrit les attaches de la caisse qui contenait l’armure de pousseur de gravité conçue pour lui par John Browning. « Les petits gars de Francis ont assuré. Inutile de faire des veuves supplémentaires.

— Vous croyez que c’est pour ça ? » Southunder lui sourit. « Sachez que, si je les débarque, c’est pour ne pas avoir à gaspiller mes réserves d’oxygène. Je n’ai aucune envie de donner mon bon air pur à ces hurluberlus de savants.

— Pas bête. » Le dirigeable allait effectivement monter très haut. L’équipage enfilait déjà les vêtements chauds que les chevaliers avaient portés au pôle Nord. Il allait faire de plus en plus froid, dans un air de plus en plus raréfié. D’ici une heure, ils seraient dans la zone mortelle où, sans assistance technologique, on mourait par manque d’oxygène, et l’altitude exigée par Fuller était encore bien supérieure. « Il faut aller jusqu’où ?

— Selon le CBF, ce dirigeable est le plus moderne jamais construit. En théorie, grâce aux engrenages qui ont conçu les systèmes de compression de l’hydrogène, il n’y a pas de limites. Le pont principal sera pressurisé, mieux qu’un sous-marin à en croire Francis, mais il ne faut jamais écouter un commerçant. Enfin, on ne risque rien… en théorie. Les volontaires qui resteront dans la cale et dans la salle des moteurs porteront les tenues pressurisées et les masques à oxygène, et…

— Je peux me pressuriser tout seul.

— Oui, et heureusement. Selon monsieur Schirmer, plus on monte, mieux ça vaut pour leur bidule magicanique – c’est un terme de monsieur Fuller. L’altitude que nous atteindrons ne dépend que de l’expansion de nos gaz de sustentation, du volume dynamique et de la pression.

— Enfin, de la science que je comprends.

— Et ce fabuleux vaisseau est fait pour battre des records. Ainsi… » Le capitaine alla décrocher un téléphone et tourna la manivelle. « Le pont… Oui, monsieur Barns. Quel est le record du monde d’altitude ? Oui… Soixante-douze mille pieds ? Un vaisseau soviétique ? Dans ce cas, monsieur Barns, gardez le cap et montez-nous à soixante-quinze. » Southunder raccrocha. « Je ne peux pas accepter qu’un communiste détienne ce record… Cela convient-il, monsieur Sullivan ?

— Pour notre plan ? J’en sais rien, moi. Soit ça marche, soit ça ne marche pas, mais ça nous fera des souvenirs. Je ne sais pas ce qu’en pense Faye, mais elle devrait pouvoir nous faire descendre tous les deux sans trop de dégâts… Je suis content d’apprendre qu’elle est en vie. Elle m’étonnera toujours, cette petite.

— Je l’ai vue dans la salle de briefing. Elle a prévenu nos compatriotes, et, depuis, elle fabrique des animaux en papier. Apparemment, Lady Origami a une certaine influence sur elle. » Southunder eut un sourire tordu. « À ce qu’il paraît, Ori s’est fait des amis récemment. »

Sullivan s’absorba dans le laçage des sangles le long de ses bottes en acier. « Dites ce que vous avez à dire, commandant.

— Vous savez très bien ce que j’ai à dire. Mon équipage, c’est ma famille, et je considère Ori comme ma fille.

— Et, là, vous me collez un fusil dans le dos pour me traîner devant l’autel ?

— Pas la peine. Et puis les chevrotines menaceraient l’intégrité de mon joli vaisseau tout neuf, et un religieux pour vous marier consommerait un oxygène précieux. Vous la traiterez avec le respect qu’elle mérite.

— Bien sûr, monsieur.

— Parfait. Parce que, sinon, elle vous réduit en cendres. » Southunder lui tapota le dos. « Revenez vivant et rendez-la heureuse, cette pauvre môme. Je n’ai aucune envie qu’elle recommence à pleurer dans les coins sombres. Pigé, fiston ? »

Ils savaient tous les deux que Sullivan ne reviendrait pas. « Oui, commandant.

— Parfait. Vous êtes un homme bien, Sullivan. Ce serait un honneur de vous avoir dans mon équipage. Bonne chance à terre.

— Bonne chance en l’air. » Ils se serrèrent la main. Celle de Southunder disparut dans la moufle de Sullivan. « Le monde entier aura les yeux fixés sur vous.

— J’espère bien. Bon, j’ai un vaisseau à diriger. Je dirai à Faye que vous êtes réveillé. » Le capitaine s’éloigna sans plus de manières.

Sullivan continua à s’habiller. L’armure était beaucoup moins raffinée que celle de Toru – celle-là, il aurait aimé avoir le temps de l’étudier. La sienne s’inspirait des tenues portées par les Premiers Volontaires. Elle était faite de plaques superposées en acier trempé, qui protégeaient presque tout le corps des balles et du shrapnel ; en dessous, une épaisseur de toile ignifugée isolait des flammes lancées par les torches comme du froid des frigos. L’ensemble était peint en vert olive et beige, sans raison particulière, mais ça rappelait les couleurs des Premiers. Et ça pesait une tonne. Beaucoup mieux que le tas de rouille qu’il trimballait d’un bout à l’autre du no man’s land pendant la guerre. En outre, bien sûr, cette armure-ci, enchantée de pied en cap, portait tous les sortilèges que Browning avait pu y caser.

Sullivan sortit le casque de la caisse. « Nom de… » Il le tourna entre ses mains. Quelqu’un avait peint en blanc le masque lisse et avait ajouté les dents en de gros traits noirs. Les yeux étaient des trous, dès le départ ; à présent, ça ressemblait à une tête de mort. « Très rassurant. » Qui était venu tripoter son matériel ? Il retourna le casque. L’artiste, à l’aide d’un pinceau fin, avait inscrit sur la nuque son nom et un bref message.