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— Vous croyez me connaître ? Moi aussi, j’en sais long sur votre compte. Je sais que, par ennui, vous avez arnaqué des patients trop crédules et qu’on vous a radié de l’ordre. Vous vous retrouvez à gagner un million de dollars dans la contrebande d’alcool depuis le Mexique. Ensuite, la police vous arrête. Selon les médecins de Rockville, vous êtes un sociopathe. Je sais que seul votre nombril vous intéresse. Je sais que vous tuez dès que ça vous arrange. Vous considérez la vie comme un jeu, et les gens comme des pièces sur l’échiquier. D’ordinaire, rien de tout cela n’enthousiasmerait un employeur potentiel.

 » Mais vous êtes un génie capable de prédire les actes d’autrui. On m’assure que, tant que le défi vous stimule, vous êtes inégalable dans l’art de deviner les plans d’un adversaire. Sur ce point, on ne tarit pas d’éloges sur vous.

— Qui au juste ? demanda Wells d’un ton méfiant.

— Un ancien confrère qui avait sur vous un dossier épais comme le doigt. » Sullivan exagérait, mais il y avait quelques pages pertinentes dans les paperasses récupérées par Faye avant que Mason Island ne disparaisse dans le trou noir. « Le docteur Bradford Carr. »

Pour la première fois, Sullivan discerna une étincelle d’émotion dans les yeux de Wells. Pas une émotion agréable. Le détenu se reprit immédiatement et s’arracha un sourire aimable. « Et comment va ce bon docteur ?

— Il est mort. Ah, c’est vrai, vous ne recevez pas les journaux, ici. Mes amis et moi l’avons écrasé. C’est comme ça que j’ai obtenu ses archives, où j’ai appris que vous étiez l’une des seules personnes qu’il redoutait. Il s’est suicidé. Il s’est pendu avec un lacet de soulier dans sa cellule.

— Charmant. Me voici intrigué. Que proposez-vous, monsieur Sullivan ?

— J’ai sur moi un document signé par un juge fédéral qui vous confie à ma garde. Chaque semaine où vous travaillez pour moi raccourcit votre peine de six mois.

— Je vois. » Wells fit mine d’y réfléchir. Mais, Sullivan le savait, ce n’était qu’une habitude destinée à cacher sa vivacité d’esprit, histoire de ne pas paraître trop effrayant. Un cerveau comme le sien ? Wells avait déjà fait les calculs. « Et, malgré ce que vous avez lu dans les dossiers du docteur Carr, vous me feriez confiance ? »

Sullivan renifla. « Par rapport à certains de vos associés potentiels, pas vraiment, non. Écoutez, gagnons du temps en évitant les menaces oiseuses. Si vous sabotez ma mission, je vous tue, on le sait tous les deux. Moi, ou l’un de mes copains très dangereux. Vous pourriez me retourner la menace, mais on se mettrait à tourner en rond, et nous n’avons pas que ça à faire.

— Rafraîchissant. Que se passe-t-il si je tente de m’échapper ?

— Aucun risque. Vous resterez jusqu’au bout, après quoi je me fous de ce que vous déciderez.

— Vous êtes bien sûr de vous.

— Un gars qui voit la vie comme un jeu, il rêve d’un défi à sa taille. Même Rockville, vous vous y plaisez, je parie, parce qu’y survivre est difficile.

— C’est palpitant, je le reconnais. » Wells baissa le regard sur son uniforme rayé. « Mais guère épanouissant en ce qui concerne l’élégance et l’hygiène. Néanmoins, votre offre est moins alléchante que vous ne le croyez. » Un coup d’œil aux gardiens nerveux. « Quand je serai las de vivre ici, j’aurai pour défi de trouver un moyen de m’évader.

— Je ne connais qu’un seul homme qui ait réussi à se faire la belle, et c’était un sosie. »

Wells rit dans sa barbe. « Si c’était à la portée du premier venu, ce ne serait pas un défi.

— Si vous visez la difficulté, j’ai mieux. Je peux vous offrir un adversaire que même un génie de votre trempe aura du mal à analyser. » Une dose de flatterie n’a jamais fait de mal à personne.

Wells eut besoin d’un moment pour se faire à cette idée. Pour quelqu’un dont le cerveau était une vraie machine de Turing, ce n’était pas rien. « Et ce défi, ce serait… ?

— De sauver le monde. »

Encore un rire. « Vous me prenez pour un idéaliste, monsieur Sullivan. Le sort du monde, je m’en fiche. Le monde est peuplé d’imbéciles. Votre appât, ce serait une guerre, je ne sais quel conflit à faire éclater ou à prévenir ? J’en bâille d’avance. Je préfère encore jouer les gladiateurs à Rockville. Un homme d’État, un seigneur de guerre à éliminer ? Ne vous fatiguez pas. Ces vaines entreprises, Bradford Carr en chargeait Corbeau.

— Corbeau est mort, lui aussi. C’est une longue histoire.

— D’une mort honorable, j’en suis sûr… Bonne chance, monsieur Sullivan. Je n’ai pas l’intention de me soumettre aux caprices d’inconnus. Je regagne mon trou. Ce soleil était bien agréable, mais l’isolement me permet de me réciter de la poésie. »

Au trou, Sullivan, lui, réfléchissait à la gravité. Des jours bien employés. « Comme vous voudrez, doc.

— Vous trouverez un liseur ou un mentaliste capable de deviner votre adversaire, ne vous en faites pas.

— Oh, un liseur, j’en ai un, mais je ne sais pas si sa magie opérera sur la créature. Si j’attends qu’elle prenne l’initiative, il sera trop tard. Il me faut quelqu’un qui puisse comprendre son mode de pensée, afin d’avoir un coup d’avance. »

Wells se figea en haut de l’échelle. « La créature ?

— Pas de bol. Malgré toutes vos belles déductions, vous avez présumé que l’ennemi était humain. »

Voilà qui retint l’attention du docteur. « Vous m’intriguez, décidément.

— Notre adversaire n’est pas originaire de notre planète.

— Un autre démon ? Même ici, j’ai appris ce qui s’était passé à Washington.

— Non. Ma créature, c’est elle qui provoque l’existence des démons. Elle dévore l’énergie magique et laisse derrière elle des planètes mortes. C’est une entité qui poursuit le pouvoir dans tout l’univers, et le fantôme du président m’a dit qu’elle venait chez nous. Elle n’est pas encore arrivée, mais, d’un jour à l’autre… Il faut qu’on l’arrête. »

Wells siffla entre ses dents. « Et c’est moi qu’on traite de dingue…

— Votre défi, c’est de comprendre comment repérer ce monstre pour que nous puissions l’éliminer. Un dirigeable dernier cri nous attend en ville. Quand notre capitaine sera certain que nous n’allons pas exploser en vol, nous partons envahir l’Imperium. Vous venez ? »

Wells lâcha l’échelle. « Je voudrais une cabine privée.

— L’espace à bord est limité. Vous aurez une couchette, comme tout le monde.

— Celle du haut ?

— Tope là. »

Chapitre 2

FDR peut aller se faire foutre. Je suis un homme. Pas une catégorie, pas un numéro et certainement pas un concept qu’on peut résumer en un logo cousu sur ma manche. Un homme. Et j’irai pas me faire enregistrer.

Jake Sullivan, cité dans le San Francisco Examiner, 1933.

Washington (District de Columbia)

Le président du sous-comité pour l’enregistrement des actifs au Congrès était furieux. Cramoisi, les veines du front affreusement saillantes, l’œil gauche agité d’un tic, il semblait frôler la crise cardiaque. Francis Cornelius Stuyvesant était fier de produire cet effet sur les bureaucrates, et leur entretien n’avait encore duré qu’un quart d’heure. S’ils tenaient toute l’heure, le bonhomme exploserait. « Qu’avez-vous dit ? »