Comme ça, c’est le summum de l’élégance. Création de Lance Talon, 1933.
« Le petit rigolo. »
Faye se matérialisa soudain. « Monsieur Sullivan ! » Elle se jeta dans ses bras.
La tignasse jaunâtre lui rentra dans les yeux. « Salut, Faye. » Il la serra contre lui en prenant bien garde de ne pas l’écraser, puis l’écarta pour l’observer à bout de bras. « Mais comment ça se fait que tu sois vivante ? Et qu’est-ce que tu foutais ?
— À l’instant ? Je réfléchissais au fonctionnement de la magie pour devenir plus puissante que le président ne l’a jamais été. En fait, il faut plier l’univers en petits bouts, ce qui forme des machins qui font ce qu’on veut. Avant ça, j’ai dû tuer un type qu’on surnommait le moine noir, il était tout fier de me dire qu’il s’appelait en fait Machin-Truc-Raspoutine, comme si je le connaissais forcément, mais il était maléfique alors je l’ai trucidé et j’ai récupéré sa magie. Et, encore avant, j’étais dans la Cité morte pour parler à un devin zombie qui m’a montré que j’allais sans doute détruire l’univers, et encore avant j’étais avec un des anciens pour apprendre comment ne pas détruire l’univers tout en étant l’ensorcelée. J’ai fait croire que j’avais explosé avec le dieu des démons pour m’occuper de tout ça sans que les anciens cherchent à me faire assassiner sous prétexte que j’étais maudite et tout ça. Et vous ? Quoi de neuf ?
— Pas grand-chose, finalement. » Comme d’habitude avec Faye, on avait besoin de souffler une minute pour avaler les nouvelles. « Si je suis encore en vie tout à l’heure, il faudra que tu me ré-expliques tout ça tranquillement, en phrases à la portée d’un cerveau tout ralenti.
— Oh, monsieur Sullivan, vous n’êtes pas lent du tout. Vous prenez votre temps pour parler, c’est tout.
— On t’a dit, pour Lance ? »
Faye hocha la tête. Elle avait les yeux bouffis par les larmes. La seule évocation du nom du bestial la fit battre des paupières pour retenir des pleurs.
« Je suis sûr qu’il a été magnifique. Tu connais le plan ? »
Nouveau hochement de tête. « Il ne me plaît pas, mais je vous comprends. Ils disent déjà que c’est nous les méchants. Autant leur donner raison.
— C’est le principe, oui. Le docteur Wells appelle ça des idées préconçues. Tu me déposerais à terre ? J’aurai besoin de quelques minutes pour agir avant que tu te mettes à tuer des gens.
— Promis. En règle générale, je n’aime pas laisser la vie à des gardes de fer, mais je sais ce que vous voulez tenter. » Faye, intriguée, inclina la tête. « Votre magie n’est plus pareille. Pas comme la mienne non plus, mais changée. Plus grande. »
Sullivan l’examina. Il n’avait jamais été capable de voir la magie, mais à présent il la discernait vaguement, en plissant les yeux. Faye avait tant d’énergie autour d’elle que ça formait une auréole. Elle avait toujours été puissante ; à présent, elle était terrifiante. Ils avaient tous les deux beaucoup changé depuis le jour fatal de leur rencontre, quand elle lui avait tiré dans le dos. « Petite, je pense que plus personne n’a une magie comme la tienne.
— C’est de ça que je veux vous parler avant qu’on s’y mette. » Faye lui tendit un morceau de papier.
Un dessin atroce, de mort et de carnage, avec Faye au centre, en monstre qui arrachait les âmes. « C’est quoi, ce délire ?
— Un avenir possible. Vous connaissez l’histoire de la malédiction ?
— Mal. Ce que j’en sais, je l’ai tiré du témoignage de Bradford Carr. Sur le sujet, les anciens n’étaient pas très loquaces.
— Ils tiennent à garder l’affaire secrète dans l’espoir que personne ne sera assez bête pour fourrer son nez dedans. » Faye se lança dans de longues explications. Quand elle décrivit les manigances inspirées de Sivaram, Sullivan en resta bouche bée. C’était dingue, mais ça se tenait, et il se prit à songer aux lacets volés de Fuller. L’ensorcelée ne valait pas beaucoup mieux que l’ennemi, sinon en force brute du moins en capacité de destruction.
Pauvre Faye.
« Je peux vaincre l’éclaireur, mais il risque de me transformer. Il ne faut pas que vous mouriez, monsieur Sullivan. Je vous en prie, débrouillez-vous pour survivre, parce que si ça tourne mal, si je n’ai pas la force, si je deviens mauvaise, vous seul êtes assez fort et assez intelligent pour venir à bout de moi. Promettez-le-moi : si je cesse d’être moi-même, si je perds le contrôle, vous abrégerez mes souffrances. »
Sullivan déglutit. Faye était sérieuse. « Faye… C’est…
— Je vous en prie.
— Ne t’en fais pas. Je te jure de faire le nécessaire. Mais… ceci ? » Sullivan tira de sa chemise une pochette d’allumettes, en craqua une et mit le feu au dessin. Faye voulut le lui arracher des mains, mais il la retint avec douceur. « Non, Faye. C’est du délire. Ce n’est pas toi. L’avenir n’est pas tout tracé. Ce n’est pas la réalité. C’est toi qui décides de ton avenir. Les gens, la magie, le pouvoir et l’ennemi, Dieu et le diable, ils te proposent des chemins. Toi seule choisis celui que tu empruntes. Pigé ? »
Faye croisa les bras comme pour se rassurer et réussit à hocher la tête avant de fondre en larmes.
« Les règles de sécurité interdisent l’usage du feu dans ce secteur du vaisseau », cria Buckminster Fuller de l’autre bout de la soute.
Sullivan étouffa les flammes sous sa botte d’acier. « Viens ici. » Il serra Faye contre lui et la laissa pleurer. La pauvre petite n’avait pas eu la vie facile, et ils partaient combattre la première armée du monde. S’il avait pu parler au pouvoir, il lui aurait passé un savon pour faire vivre l’enfer à une enfant si douce. « Ça va aller ?
— Oui. » Elle renifla un bon coup et s’essuya le nez d’un revers de main.
« Bien. Maintenant, va choisir ce qui te fait plaisir dans le râtelier. John nous l’a rempli de flingues. »
Faye se frottait encore les yeux quand elle ouvrit le meuble. Tout à coup, un grand sourire illumina sa figure. « Une enfant si douce », c’était sans doute exagéré. « Je peux prendre le bazooka ?
— Fais-toi plaisir, petite. »
Cité libre de Shanghai
Hayate, premier garde fantôme, ne résista pas à la tentation de voir son frère une dernière fois. La garde personnelle du président avait décrété que nul ne devait parler au traître avant le duel. Car on parlait d’un « duel », mais à tort : affronter le président, c’était une exécution.
En tant que garde fantôme, il pouvait outrepasser un ordre. Depuis longtemps, il savait qu’émettre un ordre révélait souvent un manque d’imagination. Une brute enchaînée ne représentait aucun danger physique, et les mots venimeux de Toru ne blesseraient pas un homme d’honneur et de conviction. Hayate, pour justifier sa désobéissance, se répétait que le Grimnoir rôdait. Les chevaliers lui avaient coûté deux unités de jeunes gardes fantômes. Toru lui révélerait peut-être la cachette de leurs adversaires, dans un ultime remords.
À la vérité, il était simplement curieux. Comment un fils d’Okubo Tokugawa pouvait-il tomber si bas ?
Approcher Toru sans être repéré fut un jeu d’enfant. Après tout, Hayate était le plus grand assassin de l’Imperium. La salle de torture, dans les sous-sols du palais, était protégée par une myriade de sortilèges ; il n’eut aucun mal à les circonvenir. Quant aux gardes… il pouvait, à volonté, se rendre presque invisible. D’ailleurs, les sentinelles étaient étrangement peu réactives.