— Ah. Merde. » Le chef de la police se pinça l’arête du nez. « Envoyez toutes les unités militaires disponibles. Étouffez-moi ça. Il ne faut pas troubler la visite du président.
— Dois-je ordonner aux vaisseaux de bombarder les quartiers concernés ?
— Voulez-vous que le grondement des canons dérange le président ? Voulez-vous emplir ses narines d’une odeur de fumée ? Dehors, imbécile. »
Hayate retint un sourire. Ah, le Grimnoir. Un adversaire intelligent. Quels ennuis allait-il leur créer cette fois-ci ?
Chapitre 20
Comme beaucoup de grands visionnaires autoproclamés, Bradford Carr était un imbécile. Il a peuplé ce service de flagorneurs, de larbins et de brutes épaisses. À la minute où vous collez mon nom sur la porte, je les vire. La mission du BCI est de protéger l’Amérique de tous les problèmes liés à la magie. C’est très noble. Je peux défendre cette idée-là. Mais les actifs sont des Américains comme les autres, et ils seront traités en tant que tels. Sous ma direction, on va se mettre à respecter la loi, que Dieu m’en soit témoin. Le chef du BCI doit respecter la Constitution, comprendre la magie pour le meilleur et pour le pire, et avoir le cran de faire son boulot quoi qu’il lui en coûte. Vous voulez savoir comment je dirigerais le BCI ? L’agent idéal est un intello capable de sortir vainqueur d’une bagarre de poivrots. Bradford Carr s’est fait un ennemi de Jake Sullivan. Moi, ce type, je lui aurais proposé un poste.
« Voyageuse » (CBF)
Le bleu du ciel avait foncé peu à peu jusqu’à la nuit noire.
« Soixante-dix mille pieds, annonça Barns en tournant doucement un bouton. Et on grimpe… »
Les hommes n’étaient pas faits pour monter si haut. Faye, appuyée à la rambarde, regardait par la vitre blindée. Elle voyait la courbe bleue de la Terre. Elle devait reconnaître que, pour une fois, elle appréciait un mode de déplacement qui n’était pas le voyage magique.
« Monsieur Black, combien de contacts ? demanda Southunder à l’homme qui s’occupait du téléradar sophistiqué.
— Je ne peux même pas les compter. Les Japs ont fait décoller toute leur flotte. »
Faye enroula ses jambes à la rambarde pour se pencher. La vitre englobait la passerelle : on pouvait voir en dessous du vaisseau. Elle était bien emmitouflée, mais hors de question de se retrouver le front collé au verre glacial. Ç’aurait été trop embarrassant.
Elle ne distinguait pas les vaisseaux impériaux, mais sa carte mentale lui indiquait leurs positions. Des moteurs, de la magie, des milliers des soldats prêts à les abattre. Ils avaient déjà essayé, d’ailleurs ; elle percevait la friction et les éclats chauds des projectiles qu’on lançait dans leur direction. Inutile d’inquiéter les maraudeurs, cependant : les risques de collision étaient de deux mille cinq cents contre un. Pour les impériaux, la Voyageuse n’était qu’un petit point dans le ciel, presque invisible. Bien sûr, les risques augmenteraient à mesure que les méchants jetteraient du lest et gagneraient de l’altitude.
Le capitaine Southunder se mordillait un doigt. « Moteurs ?
— Ils tournent toujours, répondit un pirate dont la console était couverte de voyants verts.
— Compensateurs de pression ? »
Faye tendit le cou. La console en question avait plusieurs ampoules jaunes clignotantes et une rouge. « Cinquante pour cent, capitaine. » Le pirate donna quelques coups de poing, et l’ampoule rouge devint jaune. Un mécano selon son cœur. « Soixante-dix. » Rouge à nouveau. « Merde. Cinquante. »
Elle ignorait ce qui se passait, mais il n’y avait plus d’air et on crevait de froid, il commençait à y avoir de la casse. Or, si certaines pièces essentielles se cassaient dans la machine qui pompait de l’air chaud, tout l’équipage mourrait d’asphyxie. Ou alors le sang s’évaporerait. En tout cas, il n’y aurait plus personne pour voir le vaisseau tomber. Sa carte mentale lui transmettait des informations dont même le capitaine ne disposait pas. Barns était un chanceux, et il puisait abondamment dans son pouvoir. Le tremblement de ses mains et la sueur qui lui coulait sur la figure n’étaient pas dus aux efforts fournis pour piloter mais à la tension physique causée par le recours inconscient à l’énergie magique afin d’influencer le hasard en leur faveur. Il était plus doué qu’il ne le pensait lui-même, et Faye se reprochait de l’envier autant sous prétexte qu’elle aurait fait meilleur usage que lui de ce talent. Et, dans les entrailles du dirigeable, plusieurs éléments métalliques s’étaient rompus sous l’effet du froid et de la torsion. Une étincelle avait enflammé un réservoir de carburant ; Lady Origami avait sauvé la situation en décochant un regard sévère au début d’incendie.
Faye était impressionnée. Le capitaine se rendait-il compte que ces deux actifs passaient leur temps à sauver son dirigeable ? Sans doute pas : il avait tant à faire. L’homme qui contrôlait le temps devait se sentir très mal à l’aise : pour la première fois de sa longue vie, il se trouvait quelque part où la météo n’avait plus cours. Il essayait de le cacher, mais Faye le voyait bien. L’énergie et les courants qu’il aurait pu manipuler à cette altitude lui étaient incompréhensibles. Pauvre capitaine Southunder.
Dans la cale, les engrenages déployaient leur magie pour s’assurer que la machine de Buckminster Fuller allait marcher. Elle les voyait plier et déplier des fragments du pouvoir pour se procurer des instants de génie. Cette magie-là, elle la comprenait de mieux en mieux ; elle lui était même familière, bizarrement. Non loin d’eux, M. Sullivan, tout vêtu d’acier, se rendait plus dense pour résister au froid. On aurait dit une statue de pierre. Il attendait. Il réfléchissait… À quoi, elle l’ignorait, mais que Dieu vienne en aide à quiconque se dresserait sur sa route.
Le capitaine se tourna vers elle ; elle s’arracha à sa carte mentale pour reprendre contact avec la réalité. « Faye, vous pouvez atteindre la cible, d’ici ?
— Oui, commandant. » Sa voix sonnait parfaitement assurée, alors qu’elle avait dû réfléchir longtemps, presque un huitième de seconde. Elle tomberait à pic en portant mille livres d’acier et de chair ; mais, avant d’accumuler trop de vélocité et de s’écraser au sol, elle resterait capable de voyager quarante fois pour modifier sa trajectoire et les faire atterrir au bon endroit. La question, encore une fois, n’était pas la distance mais le point de vue, et, à six cents kilomètres à l’heure, il fallait faire attention. « Sans problème.
— Soixante-dix mille cinq cents, dit Barns.
— Allez chercher monsieur Sullivan et descendez. La soute va se dépressuriser à la seconde où on ouvrira les portes, et je ne veux pas que vous soyez aspirés.
— C’est bien aimable à vous, commandant. »
Quelque chose n’allait pas. Faye inclina la tête, comme si sa carte mentale l’avait déstabilisée. Barns lui aussi se raidit : son pouvoir, rencontrant une probabilité sur quoi il n’avait aucun effet, s’était cabré. Que se passait-il ? Un bâtiment impérial, tout en bas, différait de tous ceux qui l’entouraient. Il était plus gros, plus rapide ; il avançait vite et la magie qui s’accumulait en lui était aussi mortelle que familière. « Un rayon de paix en train de se charger ! » s’écria Faye. Ce serait beaucoup plus efficace que les explosifs que l’Imperium leur balançait. Un rayon de Tesla, ça filait droit jusque dans l’espace.