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Elle l’avait déjà fait, d’instinct, en recourant aux talents de torche de Murmure dans le ventre du dieu des démons. Elle chercha donc le pouvoir volé à la brute sur le pont, le trouva, en examina la forme compliquée…

Et, dans la demi-seconde que le lourd mit à couvrir la distance, Faye trouva le moyen de devenir forte.

Elle repoussa la gravité comme elle aurait retiré un drap de ses épaules. Elle dégoupilla la grenade. L’épée du garde de fer volait vers sa tête… mais très lentement. Elle s’écarta.

La grenade et le lourd touchèrent le pont au même instant. C’est ça que ressentait Delilah. Le géant s’en prit à ses chevilles : elle l’évita du geste d’une enfant qui saute à la corde et lui décocha un coup de pied dans les côtes, l’envoyant fracasser un pylône. Ce grand coupe-chou me serait bien utile. Elle se précipita, saisit à deux mains le bras de son adversaire – sans même serrer, d’ailleurs – et lui brisa l’humérus comme une brindille. Elle s’étonnait elle-même. Le Jap criait de douleur.

On s’amusait bien, mais la grenade russe n’allait pas tarder à péter. Faye voulut voyager, mais elle était pour le moment une brute. Elle laissa donc son pouvoir recouvrer sa forme habituelle et disparut.

Elle filait en plein ciel. L’océan Pacifique, tout bleu, était magnifique. Une belle journée.

Faye avait oublié de lâcher le lourd, qui se mit à hurler en voyant où il se trouvait. Elle ouvrit les mains, et il partit en vol plané. Sa belle épée tournoyait dans le vide. Faye calcula son coup, tendit le bras et la rattrapa par la poignée. La lame était si affûtée que la moindre maladresse lui aurait coûté des doigts.

Elle tombait. Une énorme explosion secoua le vaisseau de guerre. Sa grenade avait touché un point sensible. Tout le bâbord du Kaga était pulvérisé. Les nacelles furent dévorées par trois boules de feu, et un nuage rouge et noir engloutit le ciel entier. Le dirigeable le plus moderne du monde était annihilé. Des centaines de soldats moururent sur le coup ; des dizaines finiraient noyés.

Faye avait passé à bord exactement trois minutes et quarante-sept secondes.

« Voyageuse » (CBF)

« Le commandant dit qu’on va bientôt ouvrir la cale ! » cria Chris Schirmer à la cantonade. Les engrenages s’affairaient toujours autour de la délicate machine, avec la concentration de ceux pour qui la moindre erreur entraîne une mort certaine.

Sullivan, devant la rampe de chargement, était une statue bardée d’acier trempé. Le BAR enchanté de Browning était fixé dans son dos, et il avait des chargeurs un peu partout. Le .45 magique était sur sa hanche. Il avait aussi des grenades, des couteaux, et son poing métallique ne ferait pas que des heureux. Le poids sur ses épaules et le champ de vision étroit lui paraissaient rassurants. Avec un tas de rouille à la place de l’armure rutilante et un vieux Lewis au lieu du BAR bullpup, il aurait pu se croire pendant la Grande Guerre, à attendre le coup de sifflet pour s’élancer des tranchées.

Presque… Il s’assura que son pouvoir était prêt à l’emploi ; la magie palpitait dans sa poitrine, suffisante pour écrabouiller le monde.

Oui. Comme dans les tranchées. Gagner du terrain. Tenir bon. Tuer. Ce à quoi s’occupait Faye en ce moment même. Il s’y mettrait bientôt. La seule complication, cette fois, ce serait de parler à ses adversaires. Il ne les tuerait qu’ensuite.

Schirmer, de tous les génies présents, avait le plus de sens pratique. « Enfilez vos masques et vérifiez-en l’étanchéité. » Sans lui, certains n’y auraient pas pensé, fascinés qu’ils étaient par leurs bricolages. « Assurez-vous que l’oxygène circule bien dans les tuyaux. Ensuite, vérifiez l’équipement de votre voisin. Fuller, allez voir si celui de Sullivan est étanche. »

Il avait laissé l’engrenage travailler. L’opération dépendait du bon fonctionnement de l’appareil. Sullivan ne fournissait qu’une distraction. Il était secondaire. L’important, c’était la machine. Mais il fut soulagé que Buckminster Fuller vienne jeter un œil à son réservoir d’oxygène.

Les combinaisons pressurisées venaient de la R&D du CBF. L’engrenage portait une sphère transparente sur la tête. L’encolure de sa veste en cuir et caoutchouc avait un pas de vis où se fixait le casque. La voix de Fuller sonnait bizarrement ; elle sortait d’un boîtier en cuivre percé de trous, fixé dans son dos. « Étant donné que les mécanismes respiratoires de votre système protecteur ont été conçus en anticipant une attaque aux gaz toxiques plutôt que des opérations en haute altitude…

— Ça va aller ?

— Oui. Ça va aller… Je dois avouer, monsieur Sullivan, que je m’inquiète pour vous et la demoiselle Vierra.

— Faye s’en tirera bien », affirma-t-il. Elle avait intérêt, sinon l’équipage mourrait d’ici quelques secondes. Inutile de s’éterniser sur cette perspective.

« Bien sûr. Elle est très énergique pour une engrenage. Je dirais…

— Hein ? » L’espace d’un instant, Sullivan crut à un dysfonctionnement du boîtier de Fuller. « Faye n’est pas une engrenage. »

Fuller voulut secouer la tête, ce qui était impossible à cause du joint qui maintenait le casque. « Si. Ça saute aux yeux. Comme vous le savez, mon pouvoir me permet de voir les liens magiques. Elle est sans doute le spécimen le plus complexe et le plus doué que j’aie jamais rencontré, et je regrette que notre projet en cours m’ait accaparé, car il faut absolument que je discute avec elle. Mademoiselle Vierra est une engrenage de toute première catégorie.

— Faye est voyageuse. Vous êtes sûr que vous ne confondez pas avec la malédiction de l’ensorcelée ?

— Non, bien sûr que non. Ce sortilège-là est très net. Il est terrible et puissant ; on ne risque pas de le confondre. De naissance, c’est une engrenage. Cette connexion-là était la première. La structure magique effroyablement complexe qui est liée à elle s’est formée ultérieurement. »

Il y eut un déclic. Sullivan siffla, déclenchant de drôles d’échos sous son heaume. « Vous pouvez déterminer la spécialité d’un engrenage en regardant son pouvoir ? Browning fabrique des armes, Ira s’occupe de médecine, vous travaillez sur les… les dômes.

— En partie. J’hésite à formuler une hypothèse, mais mon remarquable instinct dans ce domaine m’incite à croire que l’adaptativité de son génie magique concerne la physique, les problèmes spatiaux et la relativité.

— Un génie quant à l’organisation des choses ? Au fonctionnement de l’univers ?

— Fondamentalement, oui… Je ne savais pas que vous l’ignoriez. J’ai supposé que tout le monde était au courant. »

Depuis tout ce temps, les chevaliers pensaient que les bizarreries de Faye étaient liées à son talent de voyageuse…

C’était pour ça que le pouvoir l’avait choisie comme ensorcelée à la mort de Sivaram ! Elle était géniale, comme tous les engrenages, et son génie particulier correspondait aux compétences les plus utiles contre l’ennemi. Elle était devenue voyageuse parce que Sivaram en était un. Elle avait récupéré son pouvoir avec sa malédiction. Bien sûr, comme voyageuse, elle était surdouée, mais ça ne venait pas de l’intensité de son pouvoir, non : de la vitesse terrifiante à laquelle tournait sa cervelle.

« Bordel de merde ! Le pouvoir est plus malin que nous ne voulons bien le croire. » Sullivan donna une tape sur l’épaule de Fuller, et son gantelet d’acier faillit le faire tomber. « Merci, doc. Retournez vous occuper de votre bidule. Le spectacle va commencer.