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Ils s’arrêtèrent au bout d’un tunnel obscur. Deux cents mètres plus loin, l’imposteur se pavanait sur une estrade. Il haranguait un détachement de nobles guerriers en formation impeccable et frappés d’admiration par l’auguste présence de leur maître. Leurs noms furent appelés un par un ; un par un ils vinrent recevoir leurs médailles. Se trouver si près du président était l’accomplissement de toute leur vie. La colère de Toru redoubla. Ces guerriers, l’empire entier, gobaient un mensonge.

La cérémonie s’acheva.

Les marionnettes l’entraînèrent dans la lumière. Le verre de son heaume s’assombrit automatiquement pour protéger ses yeux. L’armure avança à pas lourds sous les regards de la foule, bien plus haute que les deux gardes de fer musculeux, et les milliers de spectateurs se tournèrent vers lui. On avait érigé des gradins tout autour de l’aire d’exercice. Il était la cible de lazzis, de cris railleurs, de huées, d’insultes criées par des inférieurs.

D’autres gardes de fer sortirent du palais à la tête d’une file de captifs enchaînés les uns aux autres par les chevilles et les poignets, contraints d’avancer à petits pas incertains. Des chevaliers du Grimnoir, les survivants des assauts menés contre leurs repaires, la plupart venus à bord de la Voyageuse, quelques-uns originaires de Shanghai. Tous avaient subi des raclées si brutales qu’ils tenaient à peine debout, puis on les avait marqués de kanjis qui les empêchaient de recourir à la magie.

Ian Wright venait en tête. Le fier jeune homme reçut une bourrade qui le força à plier l’échine ; comme il crachait au visage de son gardien, on lui brisa la rotule d’un coup de talon. Il s’effondra en se tordant de douleur. Sa chaîne se tendit, obligeant ses camarades à se mettre à genoux. Le docteur Wells fermait la marche. L’aliéniste affichait une expression vaguement amusée.

Les gardes de fer s’en furent. Immédiatement, les spectateurs se mirent à bombarder les prisonniers avec tout ce qui leur tombait sous la main : ordures, fruits pourris, pierres, bouteilles. Il était inconcevable que ces objets aient franchi les fouilles ; on les avait probablement fournis aux rangées les plus proches en prévision de cet instant. Les projectiles rebondissaient sur la carapace de Toru, mais les chevaliers se couvrirent de coupures, de contusions et de plaies. Une bouteille fendit le crâne d’un homme. Tous saignaient, et la foule hurlait à la mort du traître et de ses complices.

L’usurpateur apparut au milieu de l’esplanade.

Toru s’inclina sans l’avoir voulu. Pour rien au monde il ne se serait incliné devant ce voleur, mais c’était l’éclaireur qui contrôlait ses mouvements. Malgré les pierres et les insultes, la pire humiliation était de manifester du respect au traître qui l’accusait de traîtrise.

Les projectiles cessèrent de pleuvoir. La foule se calma, béate d’admiration devant le héros. Il n’y avait plus que des murmures. Nul n’oublierait cette journée.

Le visage d’Okubo Tokugawa était sévère. Il haussa le ton pour que chacun entende ses paroles. La magie convoyait ses mots jusqu’aux derniers rangs. « Vous avez sous les yeux Toru, un ancien garde de fer coupable de trahison. Il s’est détourné du droit chemin. Il a trahi ses frères, permettant à l’ignoble Grimnoir de les assassiner. Il complotait avec le Grimnoir pour éliminer le Fils du Ciel et le conseil tout entier. Ces chiens ont tenté de renverser vos dirigeants. Leur organisation est maudite. Elle ne vise qu’à plonger le monde dans le chaos… Qu’as-tu à dire pour ta défense, traître ? »

Les mains de Toru se portèrent à son heaume, en défirent les attaches et le retirèrent. Bien sûr, l’imposteur le contraignait à montrer son visage. Il ne pouvait subsister aucun doute quant à l’identité de l’homme qui portait l’armure. Toru voulait crier la vérité mais sa bouche proféra des mensonges. « Ton jugement est incontestable, seigneur Tokugawa. Le Grimnoir cherche à anéantir notre civilisation, à détruire l’Imperium, et il m’a chargé de t’assassiner.

— Entendez-moi : Toru est un guerrier de talent, qui avant sa chute a participé dignement à de nombreux conflits. C’est une brute décorée de six médailles militaires, six médailles de campagne et quatorze décorations pour service exemplaire. Aujourd’hui, il porte la légendaire armure de Nishimura, qui décuple ses forces… »

La foule tremblait. La réputation de Toru faisait de l’ombre à la légende du président.

« Rien de tout cela ne suffira. » Le président plaça une main sur la garde de son épée. « Moi, baron Okubo Tokugawa, président du conseil impérial, je relève ton défi. »

Sursaut collectif. L’imposteur comptait offrir au peuple la démonstration d’héroïsme attendue. Les mains de Toru le recoiffèrent du casque, en prenant soin de ne pas lui arracher la tête ; une décapitation accidentelle aurait déçu les masses. Des kanjis dansèrent devant ses yeux, et il leva le tetsubo.

Puis il chargea.

Le goût de sa colère lui emplissait la bouche. Sa course était maladroite : une débauche d’énergie magique, impressionnante mais vaine, indigne de son talent. Mais cette rage débordante effraierait les spectateurs, et Dosan Saito ne cherchait rien d’autre. L’imposteur évita aisément le tetsubo, une fois, deux fois, puis leva un bras, et sa force de brute envoya valser Toru à vingt pas.

L’atterrissage du géant creusa une tranchée dans l’herbe. Il se força à se relever, mais son corps prit tout son temps pour bien témoigner de la violence du coup reçu. Mensonges !

Ils se tournèrent autour. Toru vit cinq ou six angles d’attaque possibles, sans qu’on le laisse en profiter. Il bondissait, sauvage, spectaculaire, avec de grands gestes théâtraux et des coups imprécis qui faisaient voler la poussière.

Le président restait impassible, l’air comme ennuyé, mais se déplaçait plus vite que le vent. Il prouvait à ceux qui doutaient encore qu’il était bien le plus grand sorcier de l’histoire. Regardez-moi jouer avec le redoutable Toru. Puis il abandonna la magie des brutes pour celle des massifs et s’immobilisa, rendant sa chair plus solide que l’acier.

Le tetsubo le heurta avec une violence qui fit trembler la hampe, les gantelets et les os de Toru. Les spectateurs se levèrent en bloc.

Mais, quand la poussière retomba, le président était indemne. Levant une main, il lança une boule de feu qui engloutit Toru. L’armure émit un cri d’alarme. Toru voulut résister, mais il tomba à la renverse et son adversaire lui jeta de la glace puis des éclairs. La gravité se modifia : il tomba vers le ciel.

L’imposteur bondit, l’intercepta au vol et lui écrasa en pleine poitrine une poignée dorée d’énergie magique. Toru alla s’écraser, et tout vira au noir.

Sullivan, s’il n’avait pas été maître de la gravité, de la densité et de la masse, se serait évanoui juste après avoir sauté de la Voyageuse, il en était convaincu.

Il avait traversé des épreuves dangereuses, mais rien qui arrive à la cheville de ce qu’il vivait à l’instant.

Il se mit à tournoyer, de plus en plus vite. Son cœur battait à toute allure. Il se concentra pour augmenter sa densité et contrôler sa circulation sanguine. Heureusement qu’il restait calme sous la pression… Je vais dans le sens des aiguilles d’une montre. Il modifia légèrement la gravité pour se stabiliser. C’est mieux.

Il aurait pu se faire léger comme une plume et ralentir, mais il n’avait pas grande envie de passer plus de temps que nécessaire à une altitude où on ne trouvait ni chaleur ni atmosphère. Les runes gravées par Browning sur l’armure rougeoyaient pour l’empêcher de mourir de froid ; en revanche, il se méfiait un peu de son réservoir d’oxygène. Et puis merde… Voyons voir de quoi ce gadget est capable. Bras plaqués le long du corps, pieds joints, il pointa son casque droit vers Shanghai et accrut la gravité.