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Un vrai boulet de canon.

Il pénétra dans les couches supérieures de l’atmosphère. Le ciel vira au bleu sombre. Il voyait la moitié des côtes chinoises, choisit la ligne du fleuve et la suivit des yeux. Shanghai était l’amas de lignes grises et noires au milieu du vert, du brun et du bleu. La ville était grande, mais il aurait bien le temps de prendre ses repères pour se diriger au bon endroit.

Son pouvoir tournait à plein régime pour analyser les forces et les frottements, mais sa magie toute neuve tenait le coup. La Terre l’attirait ; il s’accrocha à cette attraction et l’appuya d’un effort de volonté. Il était une balle de fusil. Il allait plus vite que les ondes sonores.

Il faudrait vérifier, mais il aurait parié qu’il était le premier homme à passer le mur du son. Un jour, dans un article de Popular Mechanics, il avait lu que c’était impossible : à trop grande vitesse, les entrailles explosaient. Sauf que, pour le moment, il était aussi peu flexible qu’une barre de fer. Il ne risquait rien.

Sauf s’il déboulait dans Shanghai à mille kilomètres à l’heure. Il se blesserait.

Tout cela était terrifiant, mais, pour être honnête, assez grisant.

L’armure tenait ses promesses : John Browning était le plus grand inventeur du monde. Elle ne le protégeait pas seulement ; grâce à la magie, elle faisait partie de lui-même, et, quand il devenait plus dense, elle aussi. Et comme, au départ, l’acier était beaucoup plus résistant que la viande…

Soudain, la bouteille d’oxygène éclata. Mauvais signe. Sullivan retint son souffle et tira de plus belle. Quand il aurait besoin de respirer, il avait intérêt à avoir atteint une altitude où il trouverait de l’air.

Quand l’océan fut à sa droite, il s’orienta vers sa cible. Il avait mémorisé le plan de la ville et n’eut qu’à se concentrer pour corriger progressivement la direction de la gravité et affiner sa trajectoire. Le fleuve était son point de repère ; il se décala vers le quartier qui l’intéressait.

Un sifflement déchirant emplit son casque. De l’air, de l’air délicieux. Si froid qu’il eut mal aux dents, si rare qu’il le sentait à peine… mais de l’air.

En contrebas, de petites ombres devinrent des dirigeables impériaux, qui tiraient sur la Voyageuse en lâchant des bouffées de fumée noire. Il offrait une cible bien trop petite pour craindre qu’on le repère ; ça ne rendait pas le voisinage plus accueillant. Il s’enfonça dans la fumée, envisagea de transpercer une carène au passage, mais il fallait connaître ses limites, et il ignorait s’il pouvait atteindre une densité suffisante.

Il franchit le barrage aérien si vite que nul n’avait pu le remarquer. Shanghai était si proche, à présent, qu’il distinguait les différents quartiers. Il se dirigea vers la section impériale. Quelques secondes plus tard, il reconnut le rectangle du bâtiment principal, puis le carré vert de l’esplanade où se déroulait la cérémonie.

Il allait si vite qu’il n’osait pas lever les bras de peur que le vent ne les arrache. Il divisa la gravité par trois ou quatre et ralentit aussitôt. Alors seulement il pivota les épaules pour effleurer du bout d’un doigt le dos de l’autre main. La rune était prête. Si ça marchait, le capitaine Southunder l’entendrait cinq sur cinq. Sa voix jaillit de son esprit plus que de ses cordes vocales. « J’y suis presque. Activez la machine de Fuller. » Il espérait que le message était reçu, mais c’était à la grâce de Dieu. Il changea de main pour toucher l’autre rune. Celle-là devait fonctionner à tout prix. Sinon, il était foutu.

Le sol se précipitait à sa rencontre, et il avait pulvérisé le record de vitesse. Il était temps de freiner. Quand on sautait d’un avion, c’était en parachute, mais Sullivan était pousseur de gravité. Qu’aurait-il fait d’un parachute ? Sa trajectoire, il en était certain, le conduirait tout droit dans la cour du palais. La mer de couleurs mouvantes autour du carré vert, c’étaient des gens. Il y avait foule. Tant mieux. Il n’aurait jamais trop de témoins.

Il modifia encore une fois la gravité. À présent, au lieu de l’attirer vers Shanghai, elle cherchait à le faire remonter. Il imagina que la Voyageuse était le centre du monde, mais doucement, peu à peu. Tout était dans le dosage. Il perdait son élan et ralentissait. Mais pas trop ; il ne voulait pas que l’armée impériale se mette au tir au pigeon d’argile. On le repérerait bientôt.

Il allait encore à plus de trois cents kilomètres à l’heure quand vint le moment d’activer la seconde rune. Une autre, identique, était gravée à l’intérieur de son casque, devant sa bouche. Fuller l’avait inventée d’après la magie d’un babel rencontré autrefois. Les tests s’étaient bien passés, mais, bien sûr, il ne l’avait jamais essayée en vol.

Le docteur Wells avait seulement souligné ce que les chevaliers savaient depuis longtemps. Pour l’Imperium, le Grimnoir incarnait le mal. Les chevaliers étaient les croque-mitaines de la propagande impériale. Mais Wells avait eu l’intelligence de demander : Pourquoi les Japonais croiraient-ils les affirmations des démons ? Comment faire avaler à un garde de fer des mises en garde sur la nature réelle de l’ennemi ?

En lui proposant une menace tellement énorme qu’il n’envisagerait même pas d’en douter.

L’heure était venue de jouer les croque-mitaines.

Seigneur, faites que ça marche.

Sullivan activa le sortilège.

Hayate, premier garde fantôme, observait le duel avec une inquiétude grandissante.

Goto, commandant de la garde de fer, était à côté de lui. « Ah ! Excellent ! Le président réduit le traître en bouillie. »

Hayate, par une longue habitude, se caressait le menton lorsqu’il réfléchissait. « Aviez-vous déjà vu le garde de fer Toru se battre ?

— Ce n’en est pas un ! rugit le commandant. Comment osez-vous ?

— Bien sûr, bien sûr. » Inutile de se retrouver contraint au duel pour avoir froissé un garde de fer irascible. Il n’aurait pas risqué de perdre, cela dit : il aurait fait empoisonner Goto la veille. « Mes excuses… Moi, j’ai déjà vu le traître se battre. Aujourd’hui, il n’a pas l’air dans son assiette.

— Sans doute écrasé par la honte, ce qui est normal en la présence magnifique de son père ! »

Hayate n’était pas convaincu, et les paroles de Toru lui trottaient dans la tête. Les chevaliers étaient des adversaires redoutables mais peu nombreux. Pourquoi gaspiller autant de combattants dans une tentative d’assassinat contre un homme notoirement immortel ? Cette gabegie ne leur ressemblait pas. Il les respectait assez pour savoir qu’ils faisaient preuve de logique. Toru les avait-il conquis à ses délires, et, si oui, comment ?

Il s’étonnait lui-même. Le président avait raison : Toru distillait du poison avec chacune de ses phrases.

Un soldat arriva en courant pour faire son rapport au garde de fer. « Mon commandant, nous venons de perdre contact avec le Zuiryu. D’autres vaisseaux mentionnent une explosion violente à sa dernière position connue.

— Hein ? » La salle de commandement entra en ébullition. C’était une très mauvaise nouvelle. L’Imperium n’avait encore construit que quatre vaisseaux de classe Kaga équipés du rayon de paix, et on en avait perdu un l’année précédente. Le Dragon propice était le meilleur dirigeable de la région. « Une attaque du vaisseau non identifié ?