Elle dévoile un sourire très gracieux.
— Je disais ça pour rire. De toute façon, je sens que je vais bientôt craquer. Pas possible autrement.
Elle se penche vers le coffre et en sort une couverture empaquetée dans un grand sac en plastique.
— Je l'ai récupérée à Salengro, il la portait sur lui, à l'abri de bus.
Luc considère son interlocutrice d'un air neutre. Il se frotte les bras pour lutter contre la fraîcheur du matin.
— Et alors ?
L'assistante sociale déplie doucement la couverture couleur sable, traversée de fines rayures bleues. Le psychiatre fronce les sourcils en considérant plusieurs marques sombres sur la laine.
— De la terre ?
— Je pense plutôt à du sang. La terre ne s'incrusterait pas ainsi.
Elle manipule la couverture pour lui montrer d'autres taches. Luc les observe de près.
— Cela n'a pas vraiment la couleur du sang. Bien trop foncé.
— Il s'est probablement dégradé très vite à l'air libre. Coagulation, ou un truc dans le genre.
— Même en se dégradant, il ne deviendrait pas si noir.
Julie aussi se frotte les bras pour tenter de se réchauffer, l'air est particulièrement sec ce matin, il pique. Luc avait l'habitude de glisser sa main derrière la nuque d'Anne quand elle frissonnait, et de lui masser délicatement les vertèbres.
Julie remballe correctement la couverture et ferme son coffre.
— Je vais la déposer au labo et demander une analyse de groupe sanguin.
— Perte de temps. Ce n'est...
— Pas du sang, je sais. Au moins nous en serons sûrs. Votre patient catatonique est du groupe 0+.
— Le plus répandu, évidemment. Bon... Admettons qu'il s'agisse bien de sang, pour vous faire plaisir. Et s'il est du même groupe que celui de mon patient, cela vous avance à quoi ?
— Je ne sais pas. Analyse ADN ?
Luc hausse les épaules.
— Et à quoi cela vous mènerait-il, hormis dépenser de l'énergie et toutes les difficultés administratives que cela impliquerait ? Et si le sang est de groupe différent, qu'est-ce que vous pourrez bien en tirer ?
— Cela permettrait de lancer une procédure judiciaire.
Luc secoue la tête. Cette femme respire l'intelligence, la fougue, mais elle brûle les étapes.
— Ne déployons pas les grands moyens, pas tout de suite, ces nouvelles méthodes ne servent qu'à gaspiller de l'argent.
— Vous êtes encore de la vieille école ?
— On fait les empreintes dans un premier temps. Je vous l'ai dit, dans moins de vingt-quatre heures, j'attaque le test au Rivotril. Ce patient devrait être en mesure de nous raconter l'histoire de ses dernières heures. Ainsi que l'origine de ces taches qui vous inquiètent tant.
Julie sourit encore, de petites fossettes se creusent sur ses joues, elle est horriblement craquante.
— C'est aussi magique que ça, votre produit ?
— Une véritable révolution.
Elle s'appuie sur son coffre et réfléchit.
— Très bien, je vais attendre. Mais cette histoire m'intrigue de plus en plus. Parce que, hormis le fait qu'il soit figé, ce patient, on dirait qu'il a la peur dans le regard. Comme si, je sais pas... il avait vu quelque
chose de terrible, si terrifiant qu'il se serait momifié. C'est possible, ça ?
— Dans les films, oui, pas en psychiatrie.
— Il m'a serré le poignet, comme... un appel au secours...
— Ou un réflexe de catatonique, plutôt.
— À votre avis, comment a-t-il pu se rendre à un arrêt de bus dans un état pareil ?
— La catatonie s'installe rarement de manière instantanée, elle est un peu comme une chape de béton qui vous coule dessus et durcit de plus en plus, jusqu'à la rigidité totale. Au fil des semaines, le patient s'est certainement détaché de son corps, de son apparence. Il est peut-être sorti avec sa couverture de chez lui sans but précis, s'est assis à cet arrêt de bus avant de se statufier. La plupart du temps, la catatonie cache une schizophrénie, ou un traumatisme psychique. À nous de le découvrir.
Elle acquiesce, puis se dirige vers la portière avant. Luc fixe sa nuque, le rebond délicat de ses cheveux sur ses épaules. Anne n'est pas loin, elle flotte dans l'air en une fragrance légère. Le docteur aimerait tant être ailleurs en ce moment, avoir l'esprit écrasé par ses dossiers et ne songer à rien d'autre que le travail, sombrer sous le poids des pathologies mentales. Julie s'installe au volant et baisse sa vitre.
— À très vite, docteur. Et tenez-moi au courant s'il y a du neuf avant demain, OK ?
— Très bien.
Elle hésite et se lance :
— Dites, j'ai l'incroyable chance de déjeuner à l'internat de médecine de Salengro à midi. Spaghettis à la bolognaise avec la sauce orange fluo, le meilleur repas de la semaine. Si cela vous tente...
Luc sent sa poitrine se resserrer. Il en meurt d'envie.
— Désolé. J'ai encore énormément de travail. J'ai été récemment nommé expert-psychiatre à la cour de Lille, pour un cas d'homicide. Et... vous savez, le procès est dans trois semaines, avec toutes ces statistiques à ingurgiter, les vidéos, les entretiens, sans oub...
— Laissez tomber. C'est la sauce orange fluo que vous n'aimez pas, je comprends.
Julie remonte sa fenêtre, et la voiture sort du parking, lentement. Luc l'observe jusqu'à ce qu'elle disparaisse.
Anne...
Perdu dans ses souvenirs, le psychiatre se dirige vers le bâtiment austère, sa résidence principale. La porte coulissante s'ouvre, il croise une personne qui sort précipitamment, une casquette rouge vissée sur la tête et un col de survêtement relevé sur la nuque.
Luc s'arrête devant l'entrée, interloqué. Il considère la silhouette qui s'éloigne à bon pas et passe l'entrée du parking avant de se mettre à courir. Le psychiatre se précipite à l'intérieur de l'hôpital. Les hôtesses de l'accueil discutent dans l'arrière-salle. Luc frappe sur le comptoir en bois.
— Oh !
L'une des réceptionnistes s'approche en souriant.
— Oui, docteur ?
— Une personne en survêtement vient de sortir brusquement. Vous n'avez rien vu ?
— Non. Rien du tout.
Court silence. L'hôtesse dévisage son interlocuteur avec un drôle d'air.
— Autre chose ?
— Ça va, merci.
Le psychiatre reste immobile, sans vraiment comprendre pourquoi il s'est emballé à ce point. Il prend la cigarette dans sa poche, la renifle et décide de sortir de nouveau pour enfin aller la griller. Bon sang, s'il devient parano dans un hôpital psychiatrique, où va-t-on ? Il tire tout juste sur sa troisième taffe que la cigarette s'écrase au sol, tandis qu'il retourne à l'intérieur.
Il balaie le comptoir des yeux. Très vite, le sang lui chauffe les joues.
— Oh ! Laurence ! Excusez-moi !
La réceptionniste pose son café avec un léger geste d'énervement.
— Oui?
— L'admission ? L'admission que je viens de remplir, où se trouve-t-elle ?
Elle hausse les épaules, s'éloigne pour interroger ses collègues, revient.
— Personne n'y a touché.
— Vous êtes certaine ?
— Cent pour cent.
Intrigué, Luc retourne dans la chambre de son patient. Appuyé contre un mur, les mains dans les poches, il reste quelques instants à l'observer.