— Quel intérêt aurait-on à voler ton admission ? Qu'est-ce qu'on cherche à savoir sur toi ? Qui es-tu donc ?
10.
Alexandre éprouve avec acharnement la solidité des barreaux de sa geôle. A chaque tentative, il cale ses deux pieds au bas du métal, enserre ses poings autour des cylindres et tire son centre de gravité vers l'arrière. Presque quatre-vingt-dix kilos transformés en énergie, sans le moindre effet. Pour la première fois depuis son arrivée, une pensée inacceptable lui traverse l'esprit : il ne maîtrise plus son destin.
Il pense à sa famille, de curieux souvenirs lui reviennent en mémoire.
Et si... Et s'il leur était arrivé malheur ? Et si...
Ne pas y songer, pas maintenant. Pas maintenant ? Quand alors ? Comme si on pouvait se changer les idées, dans ce trou. Il caresse son crâne et s 'humidifie les lèvres d'un voile de salive. De nouvelles sensations apparaissent, comme la soif et la faim, et d'autres se renforcent, comme le froid.
Alexandre en a assez de ce simulacre, assez de traîner dans une cage à lapins. Alors, il se sert du seul moyen qu 'il ait de franchir la limite de ces barreaux : sa voix. Surtout, la garder ferme.
— Vous pouvez encore limiter la casse ! Laissez-moi sortir immédiatement !
« Immédiatement... atement... ement... ement... »
— Putain d'écho !
« ain d'écho... cho... cho... »
— Chut...
Alexandre se fige soudain, ses sens s'affûtent plus encore.
— Qui ! Qui a dit ça ? Qui êtes-vous ?
Plus un bruit. Alexandre sait qu'il ne peut s'agir d'une hallucination, cette fois.
— Bon Dieu, répondez, qu 'est-ce que vous voulez ?
Un murmure lui parvient aux oreilles, comme le clapotis lointain d'un ruisseau.
— Chut... Fermez-la... Sinon... l'épouvantait arrive et vous emporte... Et on ne vous revoit plus jamais... Chut, d'accord ?
Alexandre se rue sur la gauche, presse son visage contre le métal. La voix, la voix venait de là, juste à côté de lui !
— Qui êtes-vous ?
Pas de réponse.
— Depuis quand vous êtes là ?
Des frémissements.
— Longtemps...
— Longtemps ? Combien de temps ?
— Je... Je sais plus. Un jour, une semaine, un mois... Ou plus. Ça n'a plus d'importance.
Le monde s'effondre. Alexandre se souvient : « Quand est-ce que tu reviens, papa ? Quand est-ce qu'on fait notre partie defoot ? Demain... »
Il plisse les yeux.
— Que fait-on ici ?
Un silence, puis :
— On nous punit. On est ici pour la rédemption.
— La... La rédemption ? Mais... Qu'est-ce que ça veut dire ?
Aucune réponse. Alexandre réclame, interroge... Plus rien.
Il retourne contre le mur du fond, les mains plaquées sur le front.
La rédemption...
Dans le chaos de ses pensées, il réalise qu'il n'est pas le seul prisonnier.
Une autre personne, une femme probablement à en croire cette intonation de voix si particulière, est enfermée. Terrorisée, au point de se museler comme un chien.
11.
Alice se réveille dans son lit, en robe de chambre, la nuque trempée. Sa déglutition est douloureuse. Il lui faut quelques secondes pour réaliser qu'elle est en sécurité, chez elle.
Elle roule sur le côté, se lève, endolorie. Ses lunettes ? Où sont-elles ? Sa vue est trouble, elle n'y voit rien. Elle tâtonne d'abord et, sans les trouver, s'assied sur son matelas, la tête entre les mains. Ses réveils sont pénibles, parce que les cauchemars la poursuivent encore. Des cauchemars récurrents, avec toujours les mêmes éléments : elle, attachée dans un endroit sombre. La présence du sang, l'impossibilité de crier. Et puis Dorothée, aussi.
Dorothée, qui lui manque tellement.
Dorothée, décédée depuis dix ans.
Alice se dirige vers la salle de bains, récupère ses lunettes au bord de l'évier, les chausse en glissant la cordelette autour de son cou. Elle se retourne soudain en direction du rideau de douche. Tiré sur le côté, comme d'habitude.
La gorge serrée, elle répète le geste qu'elle se souvient avoir fait la veille.
Sur l'émail, pas de chemisier ensanglanté. Où se trouve-t-il ? Elle se met à fouiller, partout. Mais rien...
Juste un rêve ? Un mauvais tour de son esprit ? Cela arrive si souvent...
Elle se regarde dans le miroir. Suivant un rituel immuable, elle fait couler doucement de l'eau tiède - une tiédeur parfaite -, ôte ses lunettes et s'asperge lentement le visage. Ça va mieux.
Devant sa garde-robe, elle opte pour un pantalon de toile beige, un chemisier assorti et sa paire de chaussures à talons. Rapide toilette, coup de brosse à dents, à cheveux. Elle se maquille légèrement. Un peu de fond de teint, du rouge à lèvres clair, presque incolore. Elle aime ressembler à une femme. Acheter du maquillage, se faire belle, a été l'une des premières choses qu'elle a faite quand elle a quitté la ferme.
Elle se rend dans le salon. Cette vague odeur de cigarette, dans la pièce, autour d'elle... La fenêtre est ouverte... Qui est venu ici ? Le voisin ?
Un œil sur l'horloge. Presque 11 heures ! Léonard, le patron, va la tuer !
La voici dehors, sans écharpe, avec un mince anorak et l'estomac vide. Où s'est-elle garée encore ? Elle cherche deux, trois minutes, s'énerve, trouve enfin sa Fiat Croma dans une rue adjacente. Un regard vers le ciel. Beau soleil, il ne va pas pleuvoir. Direction la digue Carnot. Les pêcheurs rangent déjà leurs étals de carrelets.
Dans la brasserie, son patron, Léonard, la reçoit comme on sait bien recevoir dans le Nord.
— Tire-toi.
Alice reste sur place, interdite.
— Mais pourquoi ? J'ai eu quelques soucis de santé, je suis désolée.
Les autres filles l'observent depuis le fond de l'établissement, comprenant la réaction du patron mais néanmoins peinées pour leur future ex-collègue. Elles l'aimaient bien, Alice, une sacrée bosseuse qui ne la ramenait jamais.
Léonard jette une serviette sur son épaule en ricanant.
— Et ça t'empêchait de donner des nouvelles ? On ne se pointe pas au boulot à midi comme si de rien n'était ! Entre ça et tes départs inopinés, tout le temps, ras-le-bol. Allez, fous le camp d'ici, et ne reviens plus. Trouve-toi un job ailleurs. T'es mignonne, tu devrais pas avoir de problèmes.