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Tout se déroule alors en un éclair. Il n'y aura nul mot échangé.

La femme s'empare du couteau sur les marches et frappe Claude Dehaene deux fois dans le pectoral gauche, avant de lâcher l'arme blanche et de disparaître.

3.

Devant Luc Graham, les bûches crépitent dans la cheminée. Il est déjà plus de minuit. Assis en tailleur sur un tapis d'orient, le psychiatre ouvre un carton plein du travail d'une psychothérapie entamée voilà un an. Il en sort des petites cassettes à bandes, des photos, des carnets Moleskine et sa synthèse personnelle d'une vingtaine de pages. Tous ces papiers concernent une seule patiente : Alice Dehaene, vingt-cinq ans.

Où se cache Alice ? Pourquoi ne répond-elle pas à ses appels depuis sa fuite du CNRS ?

Peut-être aurait-il dû prendre davantage de précautions. Gérer ce cas différemment.

Ses mains feuillettent les notes devant lui. Ces mots, ces lignes, ces croquis, les magnifiques dessins qu'elle lui a donnés, et les autres bien plus noirs... Sous l'ampoule, il regarde de nouveau la photo de la base IAPS qui a tout déclenché. Une explosion de sang. Ça ressemble à une scène de crime.

Il place la photo parmi d'autres. Des portraits derrière lesquels sont inscrits des noms et la date de la prise de vue. Il photographie toujours ses patients pour ses dossiers.

Dehors, le petit portail de l'allée claque violemment. Plongé dans ses pensées, Luc sursaute. Le vent, sans doute.

Il pose les photos sur la table basse et s'empare à présent du DVD sur lequel est enregistré le test sur les stimuli effrayants réalisé dans le laboratoire du CNRS. La surface du disque lui renvoie des yeux où le gris domine le bleu, des joues pleines, des lèvres fines, impeccablement rosées. À quarante-cinq ans, il a gardé une bonne allure, malgré les cigarettes et le souffle qui lui manque un peu.

Il glisse une énième fois le DVD du CNRS dans son lecteur, une énième fois il se heurte à un mur. Comment l'esprit humain peut-il faire preuve d'une telle puissance, d'une telle complexité ? Comment s'organisent tous ces mécanismes de défense, dans quelles structures cérébrales se stockent les clés pour les briser ?

Le calme et la force des flammes l'hypnotisent. Près du feu, il se sent bien. Ils se regroupaient toujours là, le samedi soir, avec Anne et les enfants.

Encore le fracas du portail dehors dans l'allée. Luc referme le dernier bouton de son gilet et sort.

Dehors, le vent violent soulève le sable des dunes et balaie la route déserte. Luc rabat le loquet du portail, avec la curieuse impression d'avoir déjà accompli ce geste en rentrant, tout à l'heure. Il se penche pour observer la rue. Déserte...

Seul au milieu de son jardin, Luc se tourne du côté de la plage. Les cabanes multicolores, alignées dans le sable. La mer du Nord, apaisée dans son grand lit d'argent. Dunkerque à gauche, les stations balnéaires belges à droite. Il aimait tant ce paysage, quand Arthur et Ève le tiraient par le bras pour aller jouer dans la nature.

Quelque part dans les plis des dunes, leurs rires résonnent encore.

Il rentre, baisse les volets roulants et s'oriente au seul tremblement des flammes. Alice... Ses profonds iris bleutés, sa peau blanche, son regard mouvant comme l'eau en ébullition. Alice... Son unique compagne dans ses longues nuits de réflexion.

Dix secondes plus tard, il pénètre dans son bureau, à l'étage. Sa main reste sur le verrou qu'il vient de tourner. Dans un soupir mélancolique, il rouvre et pousse la porte contre le mur. Fichues habitudes.

Cigarette aux lèvres, il allume son ordinateur, clique sur le fichier contenant la synthèse des éléments concernant Alice.

SYNTHÈSE EN CHANTIER DU DOCTEUR LUC GRAHAM.

PATIENTE ALICE DEHAENE.

Tableaux, graphiques, analyses : à travers ces vingt pages, il tient presque la solution. D'ici quelques jours, quelques semaines, Alice devrait guérir. Luc se met à intégrer le bilan de l'expérience au CNRS.

Un craquement, au rez-de-chaussée. Luc s'y précipite.

Le battement de son cœur s'accélère dans sa poitrine.

La porte de la baie vitrée est ouverte. Une ombre court en direction des dunes.

Il se tourne vers sa table basse, puis vers son lecteur de DVD. Le tiroir de l'appareil est ouvert.

Quelqu'un lui a volé les photos et le DVD du test des stimuli.

Et il croit savoir de qui il s'agit.

Dorothée Dehaene...

4.

Julie Roqueval tourne le bouton de son autoradio, jusqu'à s'arrêter sur une chanson du groupe The Cure, Boys don 't cry. The Cure à 7 heures du matin... Rien de tel pour faire passer plus vite les cinquante kilomètres entre Lille et Béthune, ça lui rappelle les sorties des boîtes de nuit, voilà plus de vingt ans. Vingt ans, bon Dieu...

Lentement, dans l'autre sens, les artères vers la capitale des Flandres se chargent, le monde du travail s'éveille. Julie bâille puis se frotte les yeux. Elle est crevée mais sa nuit agitée valait le coup. Ces douze dernières heures passées avec l'équipe nocturne du SMUR, éprouvantes, l'ont encore rapprochée de ceux qui, comme elle, affrontent la rue et la détresse. SAMU, pompiers, police... Depuis sa prise de fonction en tant qu'assistante sociale en psychiatrie, à l'hôpital Freyrat du CHR de Lille, Julie effectue, à chaque veille d'un jour de congé, des tournées avec les membres des corps de métiers qu'elle côtoie quotidiennement. Passer une nuit avec les gars, à discuter foot, femmes et bagnoles, facilite bien des choses quand, en contrepartie, on a besoin d'un service ou d'un numéro de téléphone.

Sous les arpèges langoureux de Robert Smith, Julie attaque un rond-point, quitte la nationale et bifurque vers Illies. Illies, c'est un stade de foot, une église, quelques maisons. Un raccourci par les petites routes, qui lui évite de traverser des villes bourrées de feux tricolores. En demandant sa mutation en psychiatrie adulte, elle ignorait que le trajet quotidien serait si pénible. D'ailleurs, depuis quelques semaines, elle envisage sérieusement de déménager. Quitter sa grande maison pour un petit appartement, du côté de Lille. Tout est devenu trop vide à Béthune depuis quelques mois, de toute façon.

Droit devant elle, plantée au milieu de la voie, une femme gesticule dans sa direction. Julie ralentit, se gare sur le bas-côté, sort de sa Clio bleu nuit et, saisie par le froid, remonte le col de sa veste beige. Le vent souffle plein nord et ébouriffe le carré de ses cheveux blonds.

La femme court vers elle. Ses bottes en caoutchouc lâchent des paquets de terre.

—    Il faut venir là-bas, sous l'arrêt de bus. Il y a un homme tout nu. Je l'ai vu depuis mon champ. Il faudrait... Je sais pas... l'emmener à l'hôpital ?

Julie se précipite sous l'abri en béton. Un homme, effectivement sans vêtements, est recroquevillé sur le sol. Une couverture couleur sable à rayures bleues repose sur ses jambes. Julie s'accroupit devant lui.

—     Monsieur ?

Pas de réponse, aucune réaction. Les yeux de l'homme, d'un bleu intense, fixent le néant. Son visage est dévoré par une barbe hirsute et de longs cheveux gras. On dirait un naufragé.

—    J'ai déjà essayé de lui parler. Il ne répond pas, il ne bouge pas. On dirait qu'il est mort...

Et pourtant, il respire. De manière presque imperceptible, sa poitrine se soulève. Julie ausculte rapidement son corps, à la recherche de plaies, d'hématomes. Un tatouage, une tête de loup, s'étale sur son mollet droit. Elle attrape une de ses mains, qui se rétracte immédiatement sur la sienne. Julie sent, dans ce geste, le plus effroyable des appels au secours.

—     On va s'occuper de vous, d'accord ?

Il ne la regarde pas. Julie retire sa main difficilement. Elle se redresse. Le bras de l'homme, amaigri, reste en l'air dans une position tendue. L'assistante sociale se tourne vers la femme aux bottes.

—    Vous le connaissez ? Vous l'avez déjà vu dans le coin ?