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—    Jamais. Peut-être que si on le rasait un bon coup, il me dirait quelque chose. Parce que là...

Julie n'hésite pas une seconde.

—    Aidez-moi à le porter jusqu'à ma voiture. Je vais l'emmener au CHR.

Elle le bascule sur le côté et le soulève par les aisselles. L'autre femme le prend par les jambes.

—     Bon Dieu, il doit peser à peine cinquante kilos.

Julie remarque des taches sombres, sur la couverture,

presque noires. Du sang ? Les deux femmes le posent, allongé, sur la banquette arrière. Julie rapporte d'autres couvertures de son coffre et couvre l'homme délicatement.

Moins d'une minute plus tard, sa voiture fait demitour et rejoint le flux continu des véhicules en route pour Lille.

5.

Où est-il ? Dans son lit, aux côtés de sa femme et à proximité de la chambre de son fils ?

Autour, il fait froid. Et noir.

Alexandre se redresse, courbaturé, vaseux. Cette léthargie du réveil lui laisse croire, fraction de seconde, à ¿m rêve. Ma/s d'ordinaire, les songes se résument à des enchaînements incohérents d'images, sans que se laissent percevoir des sensations comme le souffle de l'air sur la nuque, les picotements des yeux, la chair de poule. Sans oublier cette infernale envie de vomir.

Alexandre atterrit définitivement quand il se rend compte, au premier mouvement, qu'on lui a rasé les cheveux. Sur la surface de son crâne, sa main se met à trembler.

Il titube, avance, se cogne à un mur de pierre froide, puis un autre.

Des barreaux. Une geôle. Un enlèvement. Les lettres peinent à s'assembler dans son cortex visuel, tant le mot formé paraît improbable. E-n-l-è-v-e-m-e-n-t.

Ses doigts s'acharnent sur le métal, son épaule roule, rien ne bouge. Dans le noir, Alexandre s'accroupit à la base des cylindres d'acier. Chacune de ces tiges plonge dans le sol et s'élève jusqu'à une hauteur inaccessible. Alexandre doit se trouver sous terre. Il lui semble, loin sur la gauche, apercevoir un rayon lumineux. On ne le retient pas dans une cave. Mais dans quelque chose de bien plus volumineux, avec un long corridor central.

À l'aveugle, il se précipite sur la droite. Une paroi, des briques apparemment, vu l'irrégularité des joints. Puis de la roche, a priori, et encore des briques. Retour aux barreaux. Ça paraît vaste, environ huit mètres de long, sur trois de large. Vingt-quatre mètres carrés.

Alors Alexandre s'accroupit et remue les bras. Il porte des vêtements qui ne lui appartiennent pas. Une combinaison avec une fermeture Éclair qui remonte jusqu 'au cou.

Il palpe le sol. Dans l'obscurité, ses orteils heurtent un anneau incrusté. Puis un autre, à environ un mètre cinquante, sur la gauche. Il explore, fouille toujours. Quatre anneaux en tout, incassables, disposés en rectangle, vissés dans la roche. Il se couche en croix, tel un supplicié. Ça correspond, bon sang... Ses poignets, ses chevilles.

Des entraves.

Alexandre s'avance encore, tâte une rigole, au fond, qui longe les trois mètres de la cellule et glisse sous le mur transversal. Elle semble légèrement inclinée. Et puis, cette odeur... Sans ciller, il passe ses doigts dans la partie incurvée et les porte sous son nez:. De l'urine. Pas encore sèche.

Il se recule à toute vitesse jusqu 'à ce que son dos et son crâne se cognent sur les barreaux.

Chauve. Ses cheveux, ses vêtements, sa liberté, volatilisés. Le froid, le noir, la peur.

Sa femme et son fils reviennent au-devant de ses pensées. Il se souvient du claquement de leurs baisers, il voit et entend le ballon rouge rebondir contre le mur, il contemple le soleil au-dessus du champ de maïs, puis se rappelle son plongeon dans le lit. Pour se réveiller ici.

« Demain, on jouera aufoot. Promis... »

Alexandre cherche à apprécier la taille du corridor, alors il lance plusieurs « Oh ! », le front collé aux barreaux. Sa voix résonne de loin en loin en écho. Un dédale sous terre. On le laisse crier, tout doit être isolé phoniquement. Il ne se trouve pas face à un débutant, mais à quelqu 'un de bien plus expérimenté.

Qu'est-ce qu'on attend de lui ?

 

6.

Les urgences de l'hôpital Roger Salengro, en plein cœur d'un complexe hospitalier vaste de plusieurs hectares... Une rangée de visages fatigués, de gens agressifs qui ne comprennent pas l'attente. Des patients allongés sur des brancards, abandonnés au milieu des couloirs, faute de place. L'inconnu de l'arrêt de bus se trouve parmi eux, figé dans la position exacte où les infirmiers l'ont laissé. Julie lui caresse le front, lui parle parce qu'elle sait qu'il l'entend. Avec ses mots à elle, elle tente de le rassurer et lui indique que des spécialistes vont s'occuper de lui, qu'elle repassera le voir, demain.

Julie longe le couloir, derrière l'accueil, et pénètre dans un petit bureau, rempli de dossiers administratifs. Martine Canvas, la chef du service, la salue d'un sourire las, épuisée par sa nuit aux urgences. Les deux femmes ont presque le même âge, la quarantaine, et s'entendent bien.

Julie lui explique la situation et parvient à ce que son patient soit très vite pris en charge par la traumatologie. Elle demande aussi à ce qu'un psychiatre jette un œil sur lui, et à ce qu'on la tienne informée.

Avant de repartir, elle fait un petit tour par la pièce d'à côté, l'antre de la psychiatrie portative : lit pliant, table et

chaises fonctionnelles, en pin, et fenêtre qui donne sur le parking. Quinze mètres carrés réservés au psychiatre de garde. Cette fois, c'est Jérôme Kaplan qui s'y est collé, interne de deuxième année à l'hôpital Freyrat. Il est en train d'accrocher sa blouse au portemanteau et d'enfiler une veste en jean délavé. Il lui sourit en l'apercevant, ils se serrent la main. Une grande silhouette maigre, Kaplan, une belle chevelure brune, et surtout, une dizaine d'années de moins qu'elle. Vingt-sept ans, à tout casser. Elle lui sourit poliment à son tour.

—     Alors, votre garde ?

—                   Tranquille pour une fois... Un schizo et un suicidaire. D'ailleurs, ça tombe bien que vous soyez là.

Julie désigne le parking, derrière lui.

—                  J'ai une journée de repos, je ne suis que de passage. Demain, d'accord ? Je voudrais aller me coucher.

—     Moi aussi. Il n'y en a pas pour longtemps.

Julie soupire.

—     Très bien...

Elle désigne un mug violet, parmi d'autres mugs bardés d'initiales.

—     Luc Graham est dans le coin ?

—     Pas de garde pour lui cette fois, non.

Comme tous les psychiatres du CHR, Luc Graham travaille à l'hôpital Freyrat, à trois ou quatre cents mètres de là. Mais régulièrement, il fait des gardes nocturnes aux urgences de l'hôpital Salengro, afin de traiter les patients qui arrivent pour des causes davantage psychiatriques - cris, comportements violents ou antisociaux - que traumatologiques.

—     Vous devez le voir pour une raison particulière ?

Julie fourre les mains dans les poches de sa veste.

—     Non, non... C'est juste... ce mug violet.

Kaplan semble percuter.

—    Ah oui, cette histoire avec le psychotique... Ça a fait le tour des urgences, vous savez ?