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Évidemment. Une assistante sociale et un psychiatre, en pleine discussion, qui se font surprendre et enfermer dans ce même bureau par un fou furieux armé d'un mug violet, ça laisse des traces.

—    J'aurais préféré que cela reste confidentiel.

—    Les murs sont aussi fins qu'à Freyrat, ici.

Kaplan ouvre un dossier.

—      Bon, le patient s'appelle Claude Dehaene, cinquante-sept ans. Directement conduit ici par le SAMU d'Arras. Deux coups de couteau dans la poitrine.

—     Ils n'ont pas d'hôpital là-bas, à Arras ?

—    Si, mais ces coups de couteau, il se les est infligés lui-même. Ils ont pensé à Freyrat pour la suite, se disant que le patient était peut-être psychotique ou mentalement instable. Le problème, c'est que Claude Dehaene veut sortir. Il ne peut pas voir un psychiatre, même en peinture. Et on ne peut rien faire pour l'en empêcher. Pas de comportement agressif, il est parfaitement lucide, cohérent...

Julie s'empare du dossier, chausse ses lunettes et se met à le lire en diagonale.

—    Grand reporter jusqu'en 82... Vit dans une ferme à proximité d'Arras... A consulté un psychiatre à Sainte-Anne fin 82... Thérapie volontairement interrompue au bout de cinq semaines... Traitement psychiatrique pour...

Elle plisse les yeux.

—     ... une inhibition du désir sexuel, ainsi que pour un traumatisme psychique subi lors du massacre de Sabra et Chatila, au Liban.

—    Visiblement, il se trouvait en reportage là-bas... Il aurait assisté à tout.

—                    Hmm... On sait pourquoi il a interrompu sa thérapie ?

—     Non.

—     Des enfants ? Une femme ?

—                    Ce n'est pas indiqué. Et le type n'est pas très bavard.

Elle lui rend le dossier et ôte ses lunettes.

—                     Vous, vous estimez qu'il doit passer quelques jours à Freyrat ?

—                   Une TS à son âge, ce n'est pas bon signe. Il risque fort de recommencer dès qu'il aura le nez dehors.

Julie désigne la cafetière.

—     Vous m'en préparez un corsé, et on monte ?

—                   Au fait, elle marche nickel, votre cafetière. Vous avez fait des heureux.

Julie approuve d'un sourire.

—                   Ces choses-là, on ne les change jamais, alors que ça ne coûte pas grand-chose.

Kaplan remplit le mug violet et le tend à Julie. Après leur café, ils disparaissent dans l'ascenseur. Julie se donne un coup de peigne devant le miroir.

—                    Je risque de passer dans le service de Luc Graham, demain. J'ai confié un patient aux urgences, il est probable qu'il soit redirigé vers Freyrat. Luc n'est pas en congé, au moins ?

—                   Depuis que vous êtes ici, vous avez déjà vu Luc en congé ?

—     Pas en six mois, non.

—                    Il sera là. Mais il y a d'autres psys que lui à Freyrat, vous savez ?

La porte de l'ascenseur s'ouvre, délivrant Julie d'une situation embarrassante. Elle s'arrête juste devant la chambre de Claude Dehaene.

—                   S'il ne supporte pas les blouses, il vaut mieux que vous m'attendiez ici... dit-elle avant de pénétrer seule dans la pièce.

Couché sur son lit, Claude Dehaene relève lentement son bras droit et vient effleurer le gros pansement qui lui traverse le pectoral gauche.

Julie s'approche en tenant son sac devant elle.

—    Vous devriez éviter de trop bouger.

—                   Qui êtes-vous ? dit le père d'Alice en se tournant dans sa direction.

—                   Julie Roqueval. Je travaille en relation avec les établissements hospitaliers. Je suis, comment dire... un pont, entre le dehors et le dedans, si vous voulez.

Claude dirige son regard vers la fenêtre. Un long silence...

—                  Quand vais-je pouvoir sortir ? Mes deux vaches vont crever de faim.

—                  Vous serez dehors d'ici deux ou trois jours, normalement. Ne vous inquiétez pas pour vos vaches. Vous avez tout le loisir de prévenir qui vous voulez. Comment vous sentez-vous ?

—                    Comme quelqu'un qui a reçu des coups de couteau.

Claude se redresse sur le lit, ses traits se crispent, accusant les pattes d'oie autour de ses yeux noirs. Julie s'assied sur le bord, élégamment, et pose son sac à main sur le sol.

—    De quoi vous rappelez-vous, précisément ?

—    De rien.

—    Dommage.

Julie se lève, tire une chaise et s'installe dans un coin. Elle sort un ordinateur portable de son sac. Claude l'observe, interloqué.

—    Qu'est-ce que vous faites ?

—     Je squatte votre chambre. Désolée.

Elle l'ignore et, lui tournant le dos, se met à naviguer dans ses documents.

Claude ne la quitte pas des yeux. Le bruit des touches est insupportable. À peine quelques minutes plus tard, il lui demande :

—     Si je vous raconte, vous partez ?

Elle ne lui répond pas. Claude réfléchit quelques instants.

—     C'est hier soir que je me suis donné des coups de couteau, si vous voulez savoir. J'étais dehors, sur le perron, face à l'étable, et j'ai frappé là, en pleine poitrine. Deux fois, avec des coups secs.

Julie rabat l'écran de son ordinateur et revient vers lui.

Il mime le geste et serre les dents. La douleur est fulgurante.

—    Je ne sais pas ce qui m'a pris... Mais je vous garantis qu'après, j'ai sacrément regretté. Ça m'a fait horriblement mal. J'ai essayé de me soigner dans la salle de bains. J'ai mouillé une serviette qui traînait, pour nettoyer et y voir plus clair, puis je l'ai posée sur mes plaies. Ça allait, ça ne pissait pas trop, il n'y avait pas mort d'homme. Après, j'ai appelé les secours, tranquillement.

Julie croise les jambes. Son pantalon en toile beige se relève un peu au-dessus de ses fines chevilles.

—     Pourquoi ce geste insensé ?

Claude laisse sa nuque s'enfoncer dans l'oreiller et fixe le plafond.

—    Parce que... Parce que j'en ai eu marre, j'ai tout vu noir, brutalement. Des milliers de mouches devant mes yeux. Et... Que dire d'autre ? Le couteau traînait juste à côté de moi. Je l'ai serré dans ma main, dirigé vers ma poitrine, et voilà. Il n'y a pas d'explications.

—                     Les tentatives de suicide ont toujours une explication.

Claude tourne la tête vers Julie, son mince sourire dévoile de nouvelles rides sur ses joues. On dirait des cicatrices de coupures au rasoir.

—                   Comme quoi ? Un appel au secours ? Ma femme passe les trois quarts de sa vie dans un centre pour handicapés lourds. Bientôt, je ne pourrai plus trop marcher à cause de mon dos et je vais mourir seul au milieu des collines. Tout va bien, vous voyez ?

Il pince ses lèvres, regarde de nouveau fixement en direction de la fenêtre, puis revient vers son interlocutrice.

—                  Écoutez, vous pouvez me raconter tout ce que vous voulez... Non, je ne suivrai pas de thérapie. Je n'irai pas dans l'un de vos lits avec les fous. Je connais les psychiatres, les médecins. J'ai toujours mené ma barque seul, avec l'aide de Dieu.

Il désigne le téléphone.

—                   Maintenant que vous avez eu ce que vous vouliez, vous pourriez me le passer et squatter une autre chambre, s'il vous plaît ?

Julie ramasse son sac et lui tend le combiné.

—                   Nous ne sommes pas là pour vous nuire. Bien au contraire...

Elle sort et rejoint Kaplan.