Alexandre met quelques secondes à réaliser : c'est bien lui. Le père de la petite fille qu 'il a renversée.
Instantanément, un afflux liquide remonte de son estomac et se déverse dans sa bouche. Il tousse, s'étrangle, ses joues enflent et de la matière digérée obstrue les conduits d'air. Une substance rouge et brune s'écoule de ses narines.
Blanchard fait deux pas vers l'arrière et se met à paniquer. Il se retourne vers Claude, appuyé contre un arbre un peu plus loin.
— Il s'étouffe dans son vomi, bon sang !
— Levez votre batte. Et tuez-le.
Blanchard s'élance vers l'avant et s'accroupit. Il tire sur les épaisseurs de chatterton et parvient à enlever le bâillon. Alexandre bascule sur le côté et crache du vomi. Il n 'a plus la force de se relever, on dirait un poisson échoué, agonisant.
Blanchard recule d'un pas. Quel monstrueux spectacle, quelle horreur. L'homme, à ses pieds, n'a plus rien de cet être arrogant et destructeur qui a transformé sa vie en enfer. Il tourne la tête, pris de panique.
Une main s'écrase sur sa nuque.
— Ce n'est pas le moment de flancher, d'accord ? l'avertit Claude d'un ton sec. Je sais que c'est dur, mais vous l'avez voulu autant que moi.
— Je... Je n'ai rien voulu. C'est vous qui m'avez contacté. Vous...
On le pousse vers l'avant.
— Vous cognez, vite et bien. Qu'on en finisse. Il n'y a plus de marche arrière possible, vous saisissez ? Il a détruit votre vie, celle de votre femme ! Tuez-le !
Blanchard avance contre son gré, des forces opposées luttent en lui. Il se trouve près d'Alexandre, qui tourne lentement la tête dans sa direction.
— Me regarde pas! hurle Blanchard. Tu... Tu mérites tout ça !
Les doigts se crispent sur le manche. Alexandre tente de marmonner quelque chose. Blanchard incline la tête.
— Qu 'est-ce que tu dis ?
Il se penche un peu, et parvient à entendre :
— Sous ma combinaison... Prenez...
Blanchard s'exécute, méfiant. Il s'empare d'une
boule de papier rouge, qu 'il observe sans comprendre.
— Le ballon de... mon fils... murmure Alexandre. Vous... pourrez le... lui rendre ? Il a... huit ans... Et... il m'attend pour jouer aufoot...
Alors, la batte tombe par terre. Blanchard recule et trébuche contre une racine, avant de secouer la tête.
— Je ne peux pas. Non, non, je ne peux pas...
On l'attrape par l'épaule, on l'arrache du sol.
— Vous devez lui prendre la vie, insiste Claude d'une voix ferme. Il a fait le mal ! Il a fait le mal !
Blanchard ramasse la batte, le fixe dans les yeux et la lui plaque contre le torse.
— Je ne peux pas, c'est trop dur. Faites-le, vous.
— Mais... Je ne peux pas le tuer, je ne suis qu'un intermédiaire ! C'est à vous ! C'est à vous de le faire !
— Allez vous faire foutre !
Et il se met à courir dans les bois, emportant avec lui la boule de papier.
Claude le regarde disparaître dans la nuit, incrédule. Il relève le menton. Un petit rire semble provenir des feuilles, sur sa droite. Alexandre pleure et rit en même temps, face à un tortionnaire qui jamais n'a éprouvé la moindre pitié.
Claude s'écrase les tempes, ses mâchoires s 'écartent mais aucun son ne sort. A-t-ilfait une erreur ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Il regarde Alexandre d'un œil torve. Tout ce pour quoi il existe, depuis des années, vient d'être réduit subitement à l'état de poussière. Lentement, il ramasse la batte, la bâche, avant d'ôter les cordes autour du tronc.
— Debout.
Il n'y a plus rien dans sa voix, elle semble morte. Il saisit Alexandre sous le bras, et le traîne dans les feuilles sur des dizaines, des centaines de mètres.
Claude n'est plus que l'ombre de l'homme à la cagoule.
La paroi de tôle de la camionnette descend, la porte claque. Jamais Claude n 'a ramené un corps autrement que dans une bâche. Il sort de la forêt, regagne la civilisation, et les lumières de la ville le motivent à nouveau. Ses doigts peu à peu se décrispent. Ses pensées s'éclaircissent et, très vite, il retrouve confiance en lui. Après tout, ce type n 'était sans doute qu'un grain de sable dans le système. Il fallait bien que cela arrive, un jour ou l'autre. Et même si ce connard parle, personne ne pourra jamais remonter jusqu 'à lui, jusqu'à ses prisonniers... De toute façon, il ne parlera jamais.
Quant à K, il va expérimenter une longue vie de repentir au fin fond de son antre.
Claude ramène bientôt son prisonnier dans les profondeurs des sous-sols, dans ces couloirs infinis bordés de cellules. Des doigts aux ongles noirs s'enroulent autour des barreaux, des visages gris s'appuient contre le métal froid, observant le sordide spectacle d'un survivant qui n 'a pas eu la chance de mourir.
Alexandre tourne la tête, blafard. Il hurle, se débat jusqu'à se blesser plus encore, avant de s'étaler par terre de tout son long. Ses yeux perdus croisent ceux des autres.
Il dépasse sa cellule, puis se fait traîner dans l'autre sens. Il sait... Il sait que l'homme à la cagoule qui l'offre ainsi en spectacle a retrouvé toute sa cruauté.
Anéanti, hagard, il sent qu 'on le déshabille et qu 'on le jette dans une nouvelle cellule.
On l'a isolé des autres pour le punir, peut-être. Pour le rendre fou, certainement. Mais Alexandre ne craint plus la folie. Au contraire, il l'attend.
Nu, il rampe jusqu 'au mur du fond et se replie sur lui-même, son crâne chauve entre ses mains.
Il cherche sa petite boule rouge et ne la trouve pas.
Ce soir, Alexandre n'a pas eu droit à sa libération.
Il en veut à Blanchard comme jamais.
Si un jour il sort d'ici, il le tuera.
Cette fois, Dorothée décide de ne pas prendre la fuite, comme elle le fait d'ordinaire à chacune de ses apparitions si la situation ne lui convient pas. D'un coup d'œil rapide, elle jauge son environnement. L'appartement de sa sœur... Elle plonge son regard dans celui de Julie Roqueval.