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—    Je vois que vous avez retrouvé ma sœur.

Julie a un léger mouvement vers l'arrière.

—     Qu'est-ce... Qu'est-ce que vous dites ?

—         Vous êtes bien chez Alice ici, non ? Donc, j'en déduis que vous l'avez retrouvée.

L'assistante sociale n'en revient pas. La tonalité de la voix, le rythme de la parole, tout comme l'attitude, viennent instantanément de changer. Ce n'est plus la timide Alice qu'elle a devant elle, mais la fière Dorothée. Julie vient d'assister en direct à une scène exceptionnelle : un changement de personnalité.

—     Vous... Vous êtes Dorothée ?

—     Qui d'autre ?

Julie est stupéfaite. Les troubles dissociatifs de l'identité, elle en avait entendu parler à la fac, et ça l'avait passionnée. Elle se souvient bien des cas célèbres, comme celui de Anna O. ou de Sybil, la femme aux seize personnalités. Mais jamais, jamais elle n'avait croisé ce genre de patient. Elle comprend mieux l'obsession de Luc Graham. Il s'agit d'un cas si rare, si étrange...

Dorothée pointe du doigt le briquet qui sort de la poche de Julie.

—     Vous n'auriez pas une cigarette ?

Julie a vraiment du mal à revenir dans une conversation normale.

—          Si, si, bien sûr. Votre sœur Alice ne fume pas, je me trompe ?

—           Elle n'a jamais essayé. De nous deux, Alice a toujours été la gentille petite fille, celle qui plaisait tant à mon père.

Ce cas est proprement ahurissant. La dissociation intervient jusque-là : une partie du cerveau d'Alice Dehaene est dépendante à la nicotine, et l'autre, absolument pas. Est-ce la colère, la peur qui ont fait sortir Dorothée, ou alors des révélations trop difficilement supportables pour Alice ? Se dissocie-t-elle chaque fois qu'elle se sent psychologiquement en danger ? Mais comment expliquer les lunettes ?

—     Vous... Vous savez où est Alice ?

Dorothée récupère une clope et l'allume. Puis elle tire une longue taffe en baissant les paupières.

—          Je crois qu'elle était chez Graham. Il a dû se passer quelque chose, là-bas.

—     Quoi ?

Dorothée hausse les épaules.

—         Bah, c'est juste ce pleurnichard de Nicolas qui a pointé son nez. Puis après, il y a encore eu l'autre. Birdy.

—     Birdy ?

—      Le méchant de service. On le voit jamais d'habitude.

—    Vous êtes en train de me parler d'autres personnalités ? Des nouveaux personnages qui habitent Alice ?

Dorothée émet un petit sifflement d'énervement.

—    Comment ça, d'autres personnages ? Vous êtes bien comme Graham, vous. Je vous parle de personnes, pas de personnages ou je ne sais quoi.

Elle tourne sur elle-même.

—     J'ai l'air de ne pas exister ? J'ai l'air de ressembler à ma sœur ? Regardez mes beaux ongles, comparez-les à ceux d'Alice, vous verrez qui de nous deux est la plus atteinte. Alice, elle soigne rarement son apparence, elle se laisse aller. Ah, c'est tellement stupide tout ça. Devoir se justifier, tout le temps.

Les ongles sont courts et rongés mais apparemment, Dorothée ne les voit pas de cet œil-là.

—    Vous avez pu faire vos recherches sur les accidents de Graham et l'homme de l'article ?

Julie acquiesce et essaie de réaliser qu'elle ne s'adresse plus à Alice, mais bien à Dorothée. Une personnalité indépendante, différente, avec ses codes, ses propres souvenirs, son caractère. Graham doit mener une psychothérapie passionnante.

—     Vous aviez raison. Le patient que nous avons retrouvé à l'arrêt de bus, enroulé dans votre couverture, est à l'origine d'un accident qui s'est produit en 2004. Il a renversé et tué sur le coup une petite fille.

—    Alice vous a parlé de la couverture, c'est ça ?

—    Vous l'aviez reconnue, et vous ne m'avez rien dit quand je vous ai montré la photo.

—    Je vous jure que j'ignore ce qu'elle faisait sur ce type. Je ne voulais pas mettre ma sœur en danger.

—    C'est donc votre... votre sœur Alice qui a enveloppé mon patient avec ?

—    Je n'en sais rien. C'était peut-être Birdy, qui sait ? Je ne suis pas au courant de tous leurs faits et gestes, je vous signale. Moi aussi, j'ai une vie.

L'esprit de Julie s'embrouille. Elle ignore complètement le fonctionnement du psychisme d'Alice Dehaene. La plupart du temps, dans les cas de troubles dissociatifs, la personnalité principale ignore la présence des autres, mais il arrive qu'une des personnalités secondaires connaisse l'ensemble des autres alter, ce qui semble être plus ou moins le cas de Dorothée.

Le visage de cette dernière se perd derrière un nuage de fumée. Elle agite la main et regarde Julie droit dans les yeux.

—    Et pour Graham ? Vous avez retrouvé des informations sur son accident ?

—    J'étais déjà au courant. Ses deux enfants et sa femme sont morts en chutant de...

—    Ce n'est pas d'eux dont je parle. Mais de la personne responsable du drame.

Julie se fige. Elle sort le papier avec son schéma et l'observe attentivement.

—    Vous voulez dire Justine Dumetz ? Mince, c'est vrai... Je n'ai pas pensé à vérifier ce qu'elle était devenue. Vous croyez qu'il pourrait y avoir un lien ? Que comme Burleaux, elle aussi pourrait avoir disparu ?

Dorothée se dirige vers la fenêtre, l'ouvre et agite le bout de sa cigarette. Des cendres s'envolent dans l'air.

—     Vous avez un moyen de vérifier rapidement ?

Julie sort son téléphone portable.

—     J'ai un contact à la police judiciaire de Lille.

Dorothée lui attrape le poignet et la tire vers la sortie. Elle referme la porte de l'appartement sans verrouiller.

—                    Vous appellerez en route. On va prendre la voiture de ma sœur.

—     Pour aller où ?

—                   Dans la grange. J'ai la certitude que mon père est impliqué dans quelque chose de monstrueux.

Devant la vieille Fiat, Dorothée s'installe du côté passager et tend les clés à Julie.

—                   Je préfère ne pas conduire quand j'ai le choix. Je n'aime pas ça.

Sans se poser davantage de questions, Julie met le contact et démarre.

Derrière, un autre véhicule les suit.

Sur le siège passager repose une cagoule noire.

57.

La voiture d'Alice gagne l'autoroute A26 et file en direction d'Arras. Julie raccroche son portable et le cale entre ses jambes.

—                   Le temps que mon contact retourne à la brigade, et nous aurons notre réponse très bientôt au sujet de Justine Dumetz. Ecoutez, Dorothée, vous devez me dire en quoi vous et votre sœur êtes mêlées à cette histoire.

Julie regarde dans son rétroviseur et se met à doubler dangereusement. Dorothée plaque sa nuque contre l'appuie-tête.

—                   Tout est dû à un enchaînement de circonstances qui a commencé le 8 octobre. Ce matin-là, le docteur Graham a emmené Alice pour réaliser des tests au CNRS du côté de Paris. Dans le laboratoire, il s'est passé quelque chose que je ne comprends pas.

—     Vous accompagniez votre sœur ?

—                   Non, mais je suis plus ou moins au courant de ce qu'elle fait.

—    Au courant ? Comment vous pouvez l'être ?

—    C'est comme ça, ne cherchez pas à savoir, OK ?

Julie acquiesce en silence. Elle se souvient

vaguement que les personnalités multiples se protègent derrière des paradoxes qu'elles sont incapables de résoudre et éludent les questions gênantes. Dorothée poursuit ses explications.

—    Après cette expérience, j'ai eu, moi aussi, un trou noir de deux jours, comme Alice. Ça ne m'était arrivé qu'une ou deux fois dans ma jeunesse, puis aujourd'hui, chez Graham. C'est évident que c'est à cause de Birdy. Il est de retour. Chaque fois qu'il sort, j'ignore ce qu'il fait.