— On se voit sûrement demain, à Freyrat. Je file me coucher.
— Vous n'avez pas pu le convaincre ?
— C'est un psychorigide. Je ne suis qu'assistante sociale, pas magicienne.
7.
Un bruit strident fait sursauter Alice. Un klaxon, à l'extérieur.
Elle se retourne. Où est le docteur Graham ? La salle ? L'ordinateur ?
Autour d'elle, des allées, des néons, de grandes vitrines. Le bruit des voitures.
Elle se trouve dans une petite boutique, en face de pompes à essence. Une station-service.
Elle reste debout, interdite, devant la porte du magasin. Elle regarde ses mains, ses bras, ses jambes. Son tailleur bleu et son chemisier se sont volatilisés, elle se découvre habillée d'un blouson en toile, d'un gros mohair anthracite et d'un jean qu'elle n'avait pas mis depuis des lustres. Un homme s'approche. Elle ne le connaît pas. C'est comme un rêve éveillé.
— Ça va, madame ?
Elle fixe sa montre, visiblement cassée, tapote dessus, mais les aiguilles restent figées sur le dix et le douze. 10 heures ? 22 heures ? Elle cherche un indice, une horloge, un panneau routier, puis sursaute de nouveau. Tintement de clochette. Derrière elle, une ombre entre et se dirige vers le comptoir. Indifférent, le vendeur s'éloigne.
Alice fouille dans la poche intérieure de son blouson, y attrape ses papiers, son permis de conduire, un peu d'argent. Tout est bien réel.
Ça a recommencé.
Combien de temps a duré la bulle d'encre, cette fois ? Une heure ? Deux ? Cinq ? De là où elle est, elle cherche sa voiture sur le parking, l'aperçoit enfin, mal garée, à proximité des pompes à essence. La nuit tombe. À moins que ce ne soit le jour qui pointe ?
Elle a soif. Elle prend une petite bouteille d'eau, avant de rejoindre la caisse. Elle ne desserre pas les lèvres. Le pompiste la prendrait pour une folle si elle lui demandait où elle se trouve.
— Avec le plein, ça vous fait cinquante-deux euros et quinze centimes.
— Le plein ? Quel plein ? J'ai fait le plein ce matin en allant à Boulogne-Billancourt et...
Alice s'interrompt et baisse les yeux vers son portefeuille. Il lui reste un billet de cinquante euros et quelques pièces. Elle lui tend l'argent, récupère sa monnaie, son ticket, et sort. Au bas du reçu, la date est inscrite. Elle s'arrête sur le bitume. Mercredi 10 octobre 2007, 18 h 02.
Deux jours après les expériences au laboratoire.
Le vent souffle, la nuit tombe, Alice remonte la fermeture Éclair de son blouson et se dirige vers sa Fiat Croma.
Un rapide coup d'œil à l'intérieur de l'habitacle. Tout est bien à sa place. Sa médaille de saint Christophe, sa boîte de mouchoirs en papier, ses tickets de caisse, près du cendrier. Elle les parcourt du regard, aucune indication particulière.
Vite, démarrer à présent. Rouler. Par bonheur, les paysages lui sont familiers. Elle reconnaît Saint- Martin-Boulogne, une petite ville de la côte d'Opale, à proximité de chez elle. Elle est donc revenue dans le Pas-de-Calais, à deux cent cinquante kilomètres de Boulogne-Billancourt. Elle bâille, la fatigue l'étreint. Elle vide sa bouteille d'eau. D'une main, elle tient le volant, de l'autre, elle fouille dans sa boîte à gants. Rien, pas d'autres papiers, ni d'indices sur ce qui a pu se passer depuis les tests au CNRS.
Alice arrive enfin à destination. Boulogne-sur-Mer. Elle descend les ruelles en pente raide en direction du port, pressée de retrouver le cocon protecteur de ses quatre murs, dans son petit appartement FI au troisième étage.
Devant sa porte, elle se rend compte qu'elle n'a pas fermé à clé. Elle oublie toujours. Son voisin de palier sort la tête de chez lui. Un jeune, dix-neuf ou vingt ans, qui passe son temps à fumer.
— Ça va, Alice ?
Elle acquiesce timidement, s'apprête à rentrer, mais marque un temps d'arrêt.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
Le voisin sort, torse nu.
— Euh... Quand je t'ai vue remonter, avant-hier... T'avais pas mal de sang sur toi. J'ai failli appeler les flics.
— Du sang ?
— Tu t'en souviens pas, je parie ?
Alice secoue la tête, incrédule. Qu'est-ce que cela veut dire ? Le jeune lui sourit avec arrogance.
— Je t'avais jamais vue sans tes lunettes. T'es quand même canon quand tu veux.
Sans relever, Alice rentre et ferme la porte. Elle n'y comprend rien. Ce crétin a dû encore fumer ses cochonneries.
Des pots de yaourts et des paquets de biscuits vides traînent sur la table de la cuisine. Dans sa chambre, le lit est fait, l'armoire est fermée. Tout paraît normal, en ordre. Tant mieux.
Retour au salon. Le répondeur clignote, Alice se jette dessus.
Deux messages de Luc Graham, son psychiatre, qui cherche à la joindre désespérément. Le dernier, datant de la veille : « Bonjour, Alice, docteur Graham, à nouveau. Presque vingt-quatre heures sans nouvelles. Je vous donne mon numéro de portable : 06 23 54 68 48. Rappelez, d'accord ? J'espère qu'on se verra lundi prochain. Tout est prêt de mon côté pour qu'on discute et qu'on démarre de nouvelles choses. Nous sommes au début de la fin. »
Alice fronce les sourcils, c'est la première fois en un an que le docteur lui transmet son numéro de portable. Elle le note sur un bout de papier, puis appuie sur un bouton du répondeur. Autres correspondants. Trois messages de Léonard, le patron du restaurant où elle travaille... Franchement énervé, il menace de la licencier, faute de nouvelles. Alice réfléchit, ces messages signifient qu'elle n'était pas ici, qu'elle n'est pas allée au travail non plus. Ou alors, elle était ici, enfermée, et elle n'a pas répondu.
Elle presse le bouton « suivant ». Une voix d'homme qu'elle ne reconnaît pas : « Fred Ducornet à l'appareil, de Calais. Écoute... Tu es partie un peu précipitamment en me laissant ton numéro sur le lit, et je voulais savoir si tout allait bien. Essaie de me passer un coup de fil, d'accord ? Juste pour me rassurer... »
Et lui, qui est-il ? Pourquoi la tutoie-t-il ? Laisser un numéro sur le lit ? Quel lit ?
Alice essaie de rappeler, mais le numéro n'apparaît pas sur le répondeur, et ce Ducornet ne l'a pas laissé. Elle note rapidement « Fred Ducornet, Calais » sous le numéro du docteur Graham. Qu'est-elle allée faire à quarante kilomètres d'ici, dans une ville où elle ne met jamais les pieds ?
Elle essaie ensuite de joindre le docteur Graham. Pas de réponse. Elle laisse à son tour un message : « Docteur Graham ? Alice Dehaene au téléphone. Tout va bien, je suis chez moi. Trou noir de deux jours, cette fois. J'ai besoin de savoir ce qu'il s'est passé au CNRS. S'il vous plaît, rappelez... »
Le répondeur clignote toujours. Alice presse le bouton. Un dernier message, qui date de la veille : « Alice ? C'est ton père. Je suis à l'hôpital Salengro, à Lille. Appelle-moi dès que tu auras ce message. »
Alice compose immédiatement le numéro des renseignements, pour être redirigée vers celui de l'hôpital.
On la fait patienter avec une musique. Le téléphone coincé entre l'épaule et la joue, elle se rend dans sa minuscule salle de bains. Robinet qui goutte, serviettes éparses, elle est venue ici aussi. Elle met le téléphone sur haut-parleur et se déshabille. Toujours la musique d'attente.
Elle tourne le robinet, délicatement, pour que l'eau, tiède, parfaitement tiède, n'émette aucun bruit contre l'émail.
Alice plonge le bout des doigts dans le lavabo. Elle essaie de se tenir plus droite devant le miroir, puis elle promène le gant humide sur son épaule. Lentement, elle se lave du front aux orteils. Elle ne porte aucun bijou, hormis une chaîne avec une médaille, celle de sa grand- mère. Sa main effleure à présent la cicatrice de son appendicectomie, juste au-dessus de l'aine. Un trait net et blanchâtre, discret, qu'Alice déteste.