— D'où vient-il ?
— Je ne sais pas, mais ce qui est certain c'est qu'il met ma sœur en danger. Le 8 au soir, sûrement sous l'influence de Birdy, elle a frappé mon père de deux coups de couteau. Elle voulait le tuer.
Julie essaie de garder son calme et de ne pas montrer sa stupéfaction. Alice Dehaene est en train de lui révéler une tentative d'homicide. Et que dire de son père, qui certifiait avoir voulu se suicider ? Cherchait- il à protéger sa fille ?
— Pourquoi vouloir le tuer ?
Les yeux de Dorothée s'enflamment.
— Parce que Birdy a jugé que mon père le méritait, tout simplement. Il a fait ce que je n'ai jamais osé faire...
Le calme de l'habitacle est reposant, les phares des véhicules, hypnotiques. Dorothée parle à présent d'un ton posé, cristallin, sans colère.
— Le 8 au soir, Alice frappe mon père. Dans la nuit, je retrouve un chemisier ensanglanté dans sa douche. Et le 9 au matin, vous et vos équipes tombez sur un type enroulé dans une couverture lui appartenant. Il y a forcément un lien entre ma sœur, mon père et votre patient. Un lien que Birdy connaît.
Julie a envie que tout s'accélère, que les révélations pleuvent, mais elle doit avant tout ne rien laisser paraître et procéder par étapes. La jeune femme, à ses côtés, détient toutes les clés dans son cerveau, mais est incapable de les restituer. Peut-être que Graham, lui, sait. Peut-être connaît-il la vérité, et qu'il l'a cachée. Ce qui expliquerait son comportement troublant, chez lui.
— Et vous avez une idée de la nature de ce lien ?
Dorothée inspire.
— C'était il y a une dizaine d'années, à la ferme... Je n'avais pas le droit de me rendre seule dans l'étable, mais je l'ai fait quand même, pendant l'absence de mon père. J'y ai découvert d'étranges articles de journaux. Ils étaient découpés méticuleusement et collés sur le sol, cachés sous de la paille. Tous avaient un point commun : ils relataient la douleur et la colère de victimes. Exactement comme les journaux, chez Graham.
— Des... Des victimes de la route ?
— Des accidentés de la route, des erreurs médicales, des erreurs judiciaires. On y parlait d'innocents mis en prison, de vies brisées, de destins fracturés à cause de la négligence et de la violence de certains. Papa avait collé tous ces articles de manière obsessionnelle, il y en avait des dizaines, des centaines. C'est pour cette raison que j'ai eu un tilt, lorsque vous m'avez parlé de Graham et de la photo du catatonique. Une couverture ensanglantée qui vient de la ferme, retrouvée sur le responsable d'un accident... Ces articles collés dans l'étable...
Elle se tait. Le ronflement paisible du moteur la détend.
— Je suis presque certaine que...
Le silence, de nouveau. Dorothée donne l'impression d'une chambre à air qui se dégonfle. Ses épaules basculent vers l'avant, son dos se courbe, tandis que ses paupières battent de plus en plus vite. Puis ses yeux se plissent, les lumières des phares semblent la blesser à présent. Elle palpe ses lunettes sur son torse et les chausse. Elle se retourne, regarde autour d'elle, puis fixe Julie avec détresse.
— Qu'est-ce qu'on fait ici ?
La conductrice essaie de se concentrer sur son trajet, le flux des voitures augmente à l'approche d'Arras.
— Alice ?
La jeune femme glisse une main désespérée sur son visage.
— Nicolas est encore venu ?
Julie ne sait que répondre. Elle connaît la fragilité de ces malades, et les difficultés qu'ils ont à avoir conscience de leurs troubles. De ce fait, elle acquiesce timidement, et répond par une question :
— Quel est votre dernier souvenir ?
— On... On parlait dans mon appartement. Vous m'avez montré la photo d'une couverture, et...
— Et?
Alice sent l'odeur de tabac qui imprègne ses vêtements.
— Je... Je ne me souviens plus. Que s'est-il passé ? Où va-t-on ?
— Chez votre père.
Elle désigne la paume de la main de la jeune femme.
— Cette histoire de grange...
— La grange, oui. Le X...
Julie essaie de mettre de l'ordre dans ses idées. De comprendre.
— Quand j'ai rencontré votre sœur Dorothée, elle m'a parlé de Birdy. Ça vous dit quelque chose ?
Alice souffle de la buée sur sa vitre, ses deux poings se contractent.
— Il m'a toujours effrayée. Depuis toute petite, j'ai la frousse d'aller dans certains endroits, comme la grange justement, l'étable ou sous les douches, parce que je sais qu'il m'y attend. Je rêve aussi de lui, en permanence. Je crois qu'il cherche à me faire du mal. Mais...
Elle se tait brusquement, tourne mollement la tête vers Julie, tandis que la voiture quitte l'autoroute.
— Je ne sais même pas qui vous êtes. Juste une inconnue de plus qui gravite dans mon univers. Pourquoi vous vous trouvez ici, avec moi ?
— Parce que toutes les pistes de l'affaire sur laquelle je travaille mènent à vous. J'ai besoin que vous m'indiquiez la route. Je ne me souviens plus du trajet, et j'ai oublié mon GPS.
Alice indique en détail la direction à prendre et sombre définitivement dans le silence. De plus en plus, la lumière de la ville diminue. Une forêt se dessine, là- bas, sous la pleine lune. Le portable de Julie se met à vibrer.
— Excusez-moi...
Alice angoisse. Ce soir, elle sait qu'elle risque d'affronter encore son père, elle l'imagine déjà en face d'elle, les poings sur les hanches, à attendre qu'elle desserre les lèvres. Osera-t-il pointer son fusil sur elle, comme il l'a fait sur Fred ?
Sa voisine rabat le clapet de son portable, le regard inquiet.
— Quelque chose ne va pas ? demande Alice.
Julie ne lui répond pas, perdue dans ses pensées.
Justine Dumetz, responsable de l'accident de la famille Graham, a disparu au milieu de l'année 2004, presque un an après le drame. Elle a quitté son travail un jeudi soir, et plus personne ne l'a jamais revue. Comme le catatonique. Deux responsables d'accidents, deux disparitions. Cela ne peut pas être une coïncidence. L'assistante sociale compose de nouveau le numéro de téléphone de son contact.
— Oui, encore moi... Excuse-moi, mais tu as moyen de faire des recherches pour moi ?... Je sais, il est tard... C'est sympa... Oui, alors il faudrait que tu fouilles du côté de disparitions inexpliquées, aux alentours des années 2000 à 2007 peut-être... Voir si des personnes disparues ont été impliquées dans des drames, comme des accidents de la route, ou... C'est trop vaste ? Ce genre de recoupements ne peut pas être fait ? Mince ! Attends... Attends deux secondes...
Julie serre les dents, cherche une réponse dans le regard d'Alice. Elle se remémore les paroles de Dorothée quand elle parlait des articles collés sur le sol de l'étable. Drame, justice, médecine... Elle claque soudain des doigts.
— OK, alors cherche une personne disparue en rapport avec le milieu médical. Chirurgien, médecin, anesthésiste. Si tu trouves, essaie de voir si elle a été impliquée dans une erreur médicale... Et si oui, alors tu envoies une voiture à...
Elle dicte l'adresse de la ferme.
— ... Je sais, je sais... Un resto ? Pourquoi pas. Si tu trouves. J'attends ton appel.
Elle raccroche et serre son volant.
— Ne m'en demandez pas plus, Alice, d'accord? Rien n'est sûr, mais je vous garantis que vous saurez tout ce qu'il y a à savoir, dès que j'aurai davantage d'informations.
Elle suit la direction indiquée par Alice. Après deux kilomètres, la voiture s'engage sur le chemin de terre, grimpe la côte et arrive au sommet d'une colline. La ferme apparaît, en contrebas. Alice regroupe ses mains entre ses cuisses et se recroqueville légèrement.