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—    Cette maison vous fait peur ?

Alice met quelques secondes avant de répondre.

—                  Ce n'est pas de la peur. Mais un sentiment inexprimable. Comme si une corde se resserrait autour de ma gorge. Ça a toujours été ainsi, depuis toute petite.

La route est boueuse dans la descente, Julie rétrograde et laisse le moteur les porter jusqu'aux abords de la ferme. Quand Alice sort et claque sa portière, l'angoisse l'assaille. La grange, là-bas dans la nuit. La tombe ouverte de Dorothée, juste derrière, luisante sous le clair de lune. L'ombre portée de la ferme sur le sol, avec ses grandes fenêtres obscures. Les alignements des tombes militaires...

Julie laisse ses phares allumés, et observe les fenêtres de la ferme. Cette fois-ci, personne, apparemment. Toutes les lampes sont éteintes à l'intérieur. Alice tend l'index.

—    Regardez.

Des traces de boue mènent jusqu'à l'étable. Une lumière filtre sous la porte.

—                  Mon père s'y est encore probablement enfermé avec le fourgon.

Julie jette un œil sur sa montre.

—     Si tard ?

Alice s'avance d'un pas ferme et essaie d'ouvrir, sans succès.

—    Ouvre, papa ! Je sais que tu es là !

Rien ne semble bouger. Elle frappe, encore, sans s'arrêter, mais Claude ne lui répond pas.

—    Vous êtes sûre qu'il est là-dedans ?

—    Les marques de boue sont encore fraîches. Et les portes, verrouillées de l'intérieur. Il fait toujours ça, il s'y enferme.

Elle colle son oreille contre le bois. Une vache meugle.

—     Je ne partirai pas, papa ! Pas cette fois ! J'ai besoin qu'on parle !

Elle tambourine de toutes ses forces puis se recule, hors d'elle, et lance un regard vers la grange, sur la gauche. Cette imposante masse brune, effrayante, où l'attend Birdy.

Mais elle sait que Birdy n'existe pas. Il n'a jamais existé ailleurs que dans sa cervelle.

—    Je vais dans la grange.

—    Je vous accompagne, propose Julie.

—    Restez plutôt devant l'étable, et prévenez-moi si mon père sort. Je sais qu'il se cache à l'intérieur. Ce n'est pas possible autrement.

Julie acquiesce, pas très rassurée, puis allume une cigarette, appuyée contre un mur de parpaings.

Alors qu'elle s'approche lentement des hautes portes en bois, Alice cherche par tous les moyens à fuir la peur qui l'envahit. Elle se mord alors les doigts, pour tenter de rester éveillée, pour qu'aucun trou noir ne la happe, pour que ce soit elle qui pénètre dans la grange, avec toute sa conscience. Elle considère Julie, au loin, puis, après une large inspiration, se retrouve à l'intérieur. Elle appuie sur l'interrupteur en répétant inlassablement une même phrase dans sa tête : « Je suis Alice, et cette grange ne peut pas me faire de mal. »

Le X formé par les poutres s'élève au fond. Qu'a-t-il de si particulier ?

Derrière elle, la porte grince. Alice l'ouvre en grand et la bloque avec une plaque d'immatriculation. Son cœur bat jusque dans sa gorge. Le petit bout rougeoyant, tout là-bas, indique que Julie n'a pas bougé.

L'assistante sociale rabat les pans de son gilet contre sa poitrine. Ici plus qu'ailleurs, le vent souffle, froid et humide. Aucune lumière ne vient éclairer le paysage, hormis celle des phares, de la lune et, désormais, du carré orange dans la grange. Le cimetière militaire, au loin, la met mal à l'aise. Sordide impression que des morts vont en sortir, les bras tendus, en poussant des grognements de bêtes sauvages... Elle s'avance vers l'entrée de l'étable, où il lui semble avoir entendu un grincement. Elle relève soudain la tête, intriguée, en direction du sommet de la colline d'où descend le chemin de terre. Est-ce bien une silhouette que son œil a perçue ? Sans plus respirer, elle balaie l'horizon d'un regard inquiet. Rien ne bouge, évidemment. Encore un coup de son imagination, certainement dû à ce paysage sinistre.

Le grincement, à l'intérieur, se renouvelle. Julie, aux aguets, entend une vache qui meugle et des pas qui crissent dans la paille. Elle se recule, jette un œil vers la grange où vient d'entrer Alice, tandis que, face à elle, une clé s'enclenche dans une serrure. Les portes s'écartent, et les prunelles de l'homme qui vient d'ouvrir se chargent de stupéfaction.

— Alors comme ça, on se retrouve... Le hasard fait décidément bien les choses.

La voix de Claude est glaciale. Il tourne la tête vers le carré de lumière, sur sa droite, et son expression change. À présent, la colère marque ses traits. Julie fixe avec effroi ses mains ensanglantées.

—     L'une de mes vaches a quelques problèmes de santé. Elle perd beaucoup de sang. Je crains qu'il faille l'abattre bientôt...

Julie se penche sur le côté, de manière à apercevoir l'intérieur du bâtiment. Claude s'écarte.

—     Venez voir, si vous ne me croyez pas.

Julie perd soudain le peu d'assurance qu'il lui restait.

—     Je vous crois.

—     Alors, que voulez-vous ?

—    J'accompagne votre fille. Je suis l'une de ses amies.

—     Une amie, évidemment...

Avant de lui laisser le temps de réagir, Claude effectue quelques pas vers l'arrière et disparaît dans l'étable. Deux secondes plus tard, il revient avec un fusil et la braque.

—     On va entrer là-dedans, tous les deux.

Alice retient son souffle. Dans la grange, tout a pris une teinte sépia, jusqu'aux nuages de poussière que lèvent ses semelles. Elle a envie de s'enfuir, mais la volonté de connaître la vérité, de comprendre, est plus forte. Alors, au lieu de rebrousser chemin, elle décide de poursuivre.

Sa frousse se dissipe un peu. Le gros X se dresse devant elle. Elle lève les yeux et repère un vivarium. Très vite, elle s'empare d'une échelle et s'engage dans une nouvelle lutte, cette fois contre le vide. Ses jambes se mettent à flageoler, chaque geste devient un interminable calvaire. Alice sait pourquoi ce vivarium se trouve en hauteur. Pour qu'elle ne puisse jamais l'atteindre, elle, la petite fille traversée de toutes les terreurs du monde.

Son père ne jouera plus jamais avec ses peurs.

Elle lève les yeux vers le plafond, vers cette tôle ondulante où pend encore un vieux crochet rouillé. Sur la pointe des pieds, elle récupère une pochette plastifiée. La descente se révèle pénible, fastidieuse.

Elle sort de là, elle étouffe. La lune, au-dessus de la colline, dore le paysage d'un voile lumineux. Alice sent la bulle d'encre toute proche. D'une seconde à l'autre, son esprit peut basculer. Elle se calme et respire l'air frais. Il ne lui est rien arrivé, il ne va rien lui arriver.

Elle jette un œil en direction de la ferme. Aucune trace de Julie. Les portes de l'étable sont toujours fermées. Où est l'assistante sociale ?

À demi rassurée, Alice s'assied dans l'herbe, faiblement éclairée par le halo lumineux de l'ampoule de la grange. Elle courbe le dos, rentre la tête entre les épaules et respire. Elle est Alice. Elle est encore Alice, et elle le restera.

Avec appréhension, elle tire sur les élastiques du rabat de la pochette. Elle se sent prête. Prête à affronter l'horreur de son passé.

Immédiatement, elle reconnaît l'écriture sèche de son père. Des pages manuscrites, sans photo. Un titre, cinglant et écrit en lettres capitales : « le calvaire des

indiennes du pérou ».

Un reportage sur le Pérou... daté de 1980. Soit deux ans avant sa naissance, et quatorze ans avant qu'elle parte en vacances là-bas avec son père. Il avait pourtant affirmé ne jamais y être allé avant leur voyage.

Dès les premières lignes, l'article parle du village de Ccatca, à trois heures de Cuzco, l'endroit exact où il l'a emmenée dormir quelques jours pendant leurs vacances.