Là où ses douleurs dans le ventre ont commencé. Là où on l'a opérée.
Alice sent qu'une révélation effroyable l'attend. Comme si son père, de toute sa vie, n'avait jamais rien laissé au hasard, et que même ces vacances faisaient partie d'un plan longtemps bâti à l'avance.
Les premiers paragraphes dépeignent les hautes terres andines, les masures au toit de chaume, avant de s'intéresser à une femme du village de Ccatca, prénommée Chaska. Trente-deux ans, mère de deux enfants. Mais déjà, les yeux d'Alice sont attirés par certains mots plus bas dans le texte : « anesthésie », « salle d'opération », « cicatrices ».
Elle continue sa lecture et le rythme de son cœur s'accélère encore. Son père parle du dispensaire où on l'a opérée de son appendicite, et où les gens se rendent à pied, à cheval ou en voiture depuis les villages voisins. Il décrit les bâtiments qui s'organisent autour d'une cour centrale utilisée comme salle d'attente, et où tout le monde se tient pour se réchauffer au soleil. On y travaille jour et nuit, sept jours sur sept. Il y a moyen d'hospitaliser deux personnes, avec un laboratoire de base, une ambulance et une moto pour les déplacements. L'article insiste sur le fait que le dispensaire ne possède pas officiellement d'appareil radiographique, ni échographique, ni de salle d'opération.
Pas de salle d'opération ? Alice n'est plus sûre de bien comprendre.
Son père détaille ensuite les campagnes de vaccination, ainsi que les principales maladies et infections qui touchent le peuple des montagnes péruviennes - infections respiratoires, typhoïde, diphtérie, tuberculose.
Puis il relate les propos de Chaska :
Je suis allée au dispensaire pour contrôler la santé de mes deux enfants, Manco et Inguill, et participer à la campagne de vaccination antitétanique. Et c'est là qu 'on nous a enfermés, nous étions trois femmes de trois villages différents. Mes enfants sont restés avec l'infirmière du village dans une autre pièce. On nous a dit que c'était pour les vacciner et nous faire des examens plus approfondis. Ensuite, on est venu me chercher et on m'a emmenée dans une salle d'opération, cachée dans un endroit du dispensaire où personne ne pouvait accéder. Là, il y avait du vrai matériel chirurgical, une grosse lampe au plafond, et l'endroit était très propre, comme neuf, sans fenêtre. On m'a allongée sur une table recouverte de tissu vert, et on m'a informée qu'un médecin allait venir m'ausculter. L'infirmière qui m'avait accompagnée depuis le début est sortie, laissant place à un autre homme, vêtu d'une tenue de chirurgien. Après, tout est allé très vite. On a mis un masque sur mon visage, et je me suis endormie.
Alice a l'impression de revivre sa propre intervention chirurgicale. L'odeur des produits antiseptiques, cette pièce blanche, immaculée, l'éclat des instruments, et cet homme vêtu de bleu, penché au- dessus d'elle.
Elle poursuit sa lecture en se rongeant les ongles.
Je me suis réveillée dans un lit, aux côtés d'autres malades. J'étais complètement sonnée. Que s'était-il passé ? Je ressentais une grande douleur dans le ventre, j'ai regardé. J'avais une cicatrice, juste au- dessus de l'aine. J'ai commencé à pleurer, j'ai demandé ce qu'il s'était passé, on ne m'a jamais rien dit. Quelques heures plus tard, mon mari me prenait par le poignet et me ramenait au village, sans prononcer un mot. La cicatrice me faisait encore horriblement mal, et je ne comprenais pas. C'est seulement le lendemain qu 'il m'a raconté qu 'on lui avait offert beaucoup de nourriture, du riz, de l'huile, du blé, du sucre, pour plusieurs mois, et même qu 'un type du gouvernement était venu en hélicoptère pour leur rapporter tout ça, aux hommes. Mon mari avait alors donné son accord pour faire ce qu'on avait fait. On m'avait ligaturé les trompes. Plus jamais je ne pourrai avoir d'enfants.
Alice a l'impression de se vider de son sang, les feuillets s'échappent de ses mains. Elle se sent vaciller, mais se lève et s'accroche fermement à la poignée de la porte.
— Pas cette fois ! Je suis Alice !
Une veine puise sur sa tempe. Elle lutte, sa respiration se calme, même si elle reste bruyante, saccadée. Ses paupières se rabattent avec violence, le duel contre elle-même lui semble interminable. Dans sa tête, les voix s'éteignent peu à peu, les vagues disparaissent et elle rouvre enfin les yeux.
La grange, la pleine lune, l'article à ses pieds, rien n'a bougé. Alice a échappé à la bulle d'encre, aux forces intérieures. Elle a l'impression, pour la première fois de sa vie, d'affronter son drame de face, de le vivre pleinement, d'en ressentir tous les effets. Et ça fait mal, c'est une souffrance rampante, un poison intérieur qui brûle et dévaste. Mais cette souffrance vaut mieux que tous les trous noirs du monde.
On lui a ligaturé les trompes.
Elle s'effondre en larmes.
Quelques secondes plus tard, elle remarque l'ombre qui rampe le long de ses mollets. Une silhouette menaçante, celle qu'elle connaît depuis toujours, celle qui se déployait au-dessus d'elle lorsqu'elle se recroquevillait dans sa chambre d'enfant. Celle qui la tirait par le bras, de sous son lit, pour l'embrasser.
Lentement, Alice relève la tête.
Claude Dehaene se dresse en face d'elle. Il serre contre sa poitrine sa vieille Express Bettinsoli. Une tache rouge couvre la crosse en ronce de noyer, elle brille étrangement sous la lueur lointaine de l'ampoule.
— Papa ? Qu'est-ce que tu as fait ? Qu'est-ce que tu as fait, mon Dieu ?
Du bout du pied, Claude remue les feuillets éparpillés dans l'herbe.
— Alors comme ça, il a fallu que tu fourres ton nez dans mes affaires. Tu es courageuse, Alice. Vouloir enfreindre les règles à ce point.
Toujours cette même voix monocorde, dépourvue de chaleur.
— Les règles que tu as toujours imposées pour contrôler ma vie !
Elle veut se redresser, mais il appuie avec la crosse sur son épaule, la contraignant à rester accroupie.
— Où est... Où est la personne qui m'accompagnait ? Où est Julie ?
Alice a déjà rencontré trop de fois le sourire qu'il lui adresse. Celui de ses cauchemars.
— Inquiète-toi surtout pour toi.
La jeune femme se frotte les joues du dos de la main.
— Je sais ce que tu m'as fait. Je connais la vérité. Toute la vérité.
— Toute la vérité, en es-tu bien sûre ?
Alice se heurte à un mur, et c'est ce qui lui fait le plus mal. Claude n'éprouve aucune pitié, aucune compassion.
— Tu m'as emmenée au Pérou dans l'unique but de me stériliser. Les seules vacances que tu m'aies jamais offertes ! Je... J'ai été heureuse là-bas, papa ! Je t'aimais !
Étrangement, Claude Dehaene laisse soudain s'exprimer une forme de regret.
— Moi aussi, je t'ai aimée. Ah si tu savais, je t'ai tellement aimée.
Cette fois, Alice brûle d'envie de lui arracher les yeux.
— Tu m'as aimée ? Comment oses-tu dire une chose pareille ?
— C'est toi qui m'as ramené vivant du Liban, c'est pour toi que j'ai eu le courage de vivre. Quand tu es née, j'ai su immédiatement que j'existerais dans l'unique but de t'élever. J'ai tout plaqué, tout arrêté, pour toi.
Son émoi est-il encore l'un de ses simulacres ? Jusqu'où mentira-t-il ?
— Mais... il a fallu que ta mère accouche d'un bébé au sang très rare, le Bombay. Ça a été comme... un coup de massue. À l'hôpital, on m'a parlé de ta fragilité, du danger que tu encourais à chaque faux pas, des difficultés que tu aurais eues en grandissant. J'ai alors compris que je pouvais te perdre n'importe quand, que...
Ses lèvres tremblent.