— ... que ma propre fille pourrait mourir devant mes yeux et anéantir ma vie, comme Najat. Je devais te protéger, jour et nuit, te sentir en permanence auprès de moi. Alors, seulement, je me sentais bien.
Alice se fiche qu'il pleure, elle le hait.
— Me protéger en me punissant ? En me stérilisant ?
— J'ai vu de quoi les hommes étaient capables. Ton enfant n'aurait jamais été en sécurité dans ce monde. Et s'il était né avec du sang Bombay, lui aussi ? Tu l'aurais perdu, Alice. Il n'aurait eu aucune chance. Je ne voulais pas que tu endures ça.
— Tu es un monstre. Comment as-tu pu vivre, nous élever, après avoir violé et tué des innocents au Liban ?
Claude resserre dangereusement ses doigts autour de la crosse, son visage retrouve la couleur de l'acier en fusion.
— Tu racontes n'importe quoi.
— Ne fais pas l'ignorant ! Tu as tué Najat de tes propres mains ! Pour te sauver, toi ! J'en ai la preuve sur une cassette !
Claude la braque sans ménagement.
— Non ! Tu mens !
Alice le défie du regard. Pour la première et sans doute la dernière fois de sa vie, elle n'a plus peur de son père.
— Tu as détruit tout ce qui pouvait se dresser entre nous deux. Tout ce qui m'était cher, tout ce que j'ai pu aimer ! Tu m'as empêchée de grandir, de faire du sport ou de jouer. Tu m'as retirée de l'école, tu m'as retenue ici, tu m'as détruite moralement.
— Le docteur Denby et tes professeurs ont eu des doutes sur ton comportement, il fallait que je trouve un moyen sinon, on nous aurait séparés. La plupart du temps, les menaces suffisaient... Où voulais-tu finir? Dans un hôpital psychiatrique ? Je n'aurais pas pu vivre sans toi. Ma petite Alice...
Alice sent le feu de la colère gronder en elle. Elle sent ses muscles se contracter, alors que le rythme de son cœur ralentit sensiblement. Elle relève le front, serre les mâchoires, tout en chassant les lunettes de son nez d'un mouvement sec. Celles-ci, retenues par la cordelette, bondissent sur sa poitrine.
Claude ricane en s'écartant. Il agrippe plus fermement son fusil.
— Et voilà Dorothée qui vient à la rescousse. Impressionnant, tu jaillis toujours aussi facilement qu'avant. Comment va ma menteuse de fille ?
Dorothée l'affronte du regard.
— Sois maudit, je te déteste.
— Beaucoup de gens m'ont détesté, ils ne sont plus ici pour en parler.
Il la tient toujours en joue et ferme un œil. Dorothée ne cille pas.
— Tu n'oseras pas tirer. Je suis ta fille ! Tu... ne peux pas me tuer !
Il s'approche d'elle, l'attrape par le menton, et la force à le regarder droit dans les yeux. Il serre son arme dans l'autre main.
— Je te déteste plus que tout. Tu as volé l'âme de ma fille. J'aurais dû vraiment te tuer et t'enterrer, il y a bien longtemps.
Dorothée est abasourdie. Chaque mot qui sort de la bouche de cet être pervers résonne en elle comme une abomination.
— Nicolas et toi êtes les pires des parasites. Vous avez volé mon enfant ! continue-t-il.
Avant qu'il ait le temps de tirer, elle se jette sur lui et essaie de l'atteindre à la gorge. Elle hurle. Mais elle parvient à peine à l'érafler. Un mauvais coup de crosse sur le poignet, puis un autre sur la nuque la couchent au sol. Son visage s'enfonce dans l'herbe touffue.
— Idiote.
Un téléphone vibre dans sa poche au moment où il appuie le canon à l'arrière du crâne de sa fille. Il lève son arme, recule et sort le portable de l'assistante sociale. Une voix masculine, à l'autre bout du fil.
— Julie ? J'ai ton info.
Claude fixe le corps immobile de sa fille.
— Julie n'est pas disponible pour le moment. Mais elle m'a demandé de prendre le message.
Une légère hésitation.
— Très bien. Dites-lui qu'un anesthésiste du nom de Gérard Vuillemont a disparu en mars 2005 sans plus jamais donner signe de vie.
— Gérard Vuillemont, vous dites ?
— Absolument. Vuillemont a été mêlé à une affaire pénale en février 2002, au tribunal correctionnel de Nanterre. Il était accusé par le mari d'une erreur médicale lors d'un accouchement qui a entraîné la mort de sa femme et de l'enfant qu'elle portait. L'affaire a été jugée, et ni la responsabilité du médecin, ni celle de l'hôpital n'ont été remises en cause.
Claude se frotte le menton.
— Très bien. Mais... Elle est dans son bain, et elle ne m'a pas parlé de cette recherche. En connaissez- vous la raison ?
— Pas précisément, non. Elle semble enquêter sur des disparitions, mais je n'en sais pas beaucoup plus.
— Et vous êtes ?
— Thierry Bosquet.
— D'accord. Merci, Thierry, je lui transmets le message.
— Ah, au fait. Une voiture est en route vers Arras.
— Une voiture vous dites ? D'accord...
Claude lâche le portable et l'écrase du talon avec hargne. Sa fille se retourne dans un mouvement douloureux. Elle se met à malaxer de la glaise, les épaules rentrées.
— Je me souviens bien de Vuillemont. Il a fallu pas mal de temps et de travail pour que ce salopard avoue avoir commis une erreur médicale et décide de signer la lettre. Il était passé au travers des mailles de la justice, mais moi, il ne m'a pas bluffé. Il avait brisé la vie d'une famille et deux semaines plus tard, il jouait au golf. Il a moins ri quand il a reçu seize coups de couteau au fond d'un bois, du bras même de celui à qui il avait tout pris...
Il inspire profondément.
— Je te parle à toi, mais tu n'y comprends rien, hein Nicolas ?
Le petit garçon est assis dans la boue.
— Tu ne vas pas me punir encore, pap-euh ? J'ai rien fait de mal.
— Je le sais bien, mon gamin. Personne ne fait jamais rien de mal, ici-bas.
Claude s'approche de lui et lui caresse affectueusement les cheveux. Puis il se met en position. La crosse du fusil est solidement calée dans le creux de son épaule, et son doigt se contracte sur la détente. Il ferme un œil.
Un coup de feu résonne jusqu'au bout du cimetière.
Le noir se déverse, partout, en même temps que le sang gicle. Et le silence s'abat, la campagne retrouve sa tranquillité morbide.
Soudain, des bruits de pas. Nicolas relève le front, les mains sur les oreilles. Son père roule sur l'herbe dans de longs râles. Un pétale rouge fleurit sur sa poitrine.
Devant lui, sortant de l'obscurité, un homme avec une cagoule se dresse sous le clair de lune, une arme au canon fumant entre ses gants noirs. Il s'abaisse et tend son fusil à Nicolas.
— Tu le prends et tu te sauves. Allez, dépêche-toi...
La voix est étouffée, méconnaissable. Nicolas est
tétanisé. Avec des yeux qui en ont bien trop vu, il regarde son père, allongé, et il tremble. L'homme le rassure :
— Ton papa ne te fera plus de mal, plus jamais il ne te torturera. Va-t'en. Tu cours en direction des bois, d'accord ? Et n'oublie pas, Nicolas, je suis la cagoule de tes rêves, qui apparaît quand tout va mal. Tu le répéteras si on te demande.
Sans comprendre, le petit garçon s'empare du fusil déchargé et obéit. Sa démarche est maladroite, il manque de trébucher à plusieurs reprises. L'homme ôte sa cagoule et s'accroupit devant Claude, qui respire bruyamment.
— Ton idiote de fille va elle-même aller se jeter dans la gueule du loup. Regarde-la courir avec sa carabine, cette pauvre attardée. Désolé, mais il fallait que ça se termine ainsi. Tout était devenu bien trop dangereux.