— Sale...
Claude est en train d'expirer, incapable de terminer sa phrase. L'homme regarde le portable écrasé dans l'herbe.
— Les flics vont certainement découvrir ce que nous avons fait, à cause de cette blondasse d'assistante sociale et du bordel que Graham a laissé derrière lui. Mais heureusement, tout te tombera dessus, jamais ils ne penseront à un duo, à deux hommes cagoulés.
Claude répond dans une bulle de sang.
— Ils feront... le rapprochement avec toi... Ils... comprendront quand ils...
— Non, non. Encore faudrait-il qu'ils tombent sur le puits à cadavres. Personne ne sait où il se trouve. Mais admettons. J'ai pris mes précautions. J'ai récupéré le macchabée qui me concerne pendant ton séjour à l'hôpital, et je l'ai enterré loin, très loin d'ici. Ça n'a pas été une partie de plaisir de descendre dans ce charnier putréfié, il a fallu en remuer, de la merde. Tant d'années après, le squelette portait encore les marques de hache que je lui avais infligées. Sur le crâne, le fémur, le tibia et la majeure partie des côtes. C'est de cette manière que je l'ai reconnu.
Il se penche vers l'oreille du mourant.
— Je l'avais vraiment bien arrangé, hein ? Quand tu as vu de quelle façon je l'ai mutilé, dans la forêt, tu as su que j'étais l'élément qu'il te fallait... Tu as toujours eu de l'instinct pour les trucs les plus pervers.
La gorge de Claude siffle à chaque inspiration. L'homme en noir se frotte les deux mains, comme pour se débarrasser d'une crasse invisible.
— Je me doutais que ce psychiatre finirait par nous poser problème. Il a bien travaillé avec Alice...
Il a envie d'appuyer avec sa semelle sur la poitrine de Claude, mais il se retient au dernier moment. Ne pas laisser de traces.
— Crétin, ça ne serait jamais arrivé si tu n'avais pas été si négligent ! Il aurait fallu le tenir en laisse avant, ce Graham. Tu croyais vraiment arranger les choses en allant lui pointer un flingue sous le nez chez lui ? Il aurait fallu lui interdire de guérir Alice dès le début !
Claude n'a plus la force de répondre. Son visage vire au blanc. Il cesse de respirer, tandis que tout son corps se cabre. L'homme le contemple d'un air satisfait.
— Voilà qui se termine, une bien belle conclusion. Ta fille va endosser le crime du psy et le tien. J'ai finalement préféré qu'elle vive, pour qu'elle puisse raconter ta folie furieuse et t'incriminer plus encore. Moi, là-dedans, je ne suis qu'une ombre. Et même si on m'interroge, j'ai déjà préparé mes réponses. Et puis, les paroles d'une pauvre malade mentale ne pèseront pas bien lourd face à l'horreur des faits. Le pire de tout, c'est qu'il y en a une qui sait tout, mais elle ne pourra jamais rien dire. Ta femme. Dire que tu l'aimais, bordel...
Claude est mort.
— Rassure-toi... Je continuerai notre travail, mais ailleurs. Il n'y a pas de meilleur trip que d'infliger la souffrance à ceux qui l'ont infligée, Claude Dehaene.
Il gonfle la poitrine, arrache l'Express Bettinsoli des mains inertes de Claude et lance un œil en direction de l'étable. Il lui reste une dernière chose à régler.
Il fait un détour par la ferme. Il entre, et va chercher des cartouches qu'il fourre dans ses poches. Il va lui en falloir beaucoup.
Au moment où il prend la direction de l'étable, il entend le ronflement d'un moteur. L'éclat des phares, au loin... Une voiture approche.
Il hésite, se rue vers Claude, pose la carabine à ses côtés et détale en direction du cimetière.
Il n'a pas pu accomplir le geste final, mais ce n'est pas si grave. L'assistante sociale et les autres prisonniers auront dix fois le temps de mourir de soif avant qu'on les retrouve.
Alice secoue la tête et se met à crier. Immédiatement, deux hommes en uniforme ouvrent une porte derrière elle. Le psychiatre, dont le porte-nom indique « Docteur Broca », fait un geste dans leur direction.
— Laissez-nous...
Apeurée, Alice chausse les lunettes qui pendent autour de son cou et jette un œil alentour. Encore un univers étranger qui s'offre à elle. Une pièce sombre, avec des fenêtres à croisillons qui laissent à peine filtrer le soleil. Le mobilier est défraîchi, l'aménagement sans goût, et il règne une vague odeur de cire. Par la vitre, elle perçoit des toits d'ardoise avec des lucarnes et des antennes. Dehors gronde la rumeur de la ville. Où estelle ?
Encore toute tremblante, la jeune femme observe ses mains, puis elle remarque qu'elle porte des vêtements propres qui lui appartiennent.
— Que... Que s'est-il passé ? Où suis-je ?
Le docteur Broca, expert psychiatre commis auprès du tribunal de grande instance de Lille, la regarde attentivement. Sa tâche est lourde et délicate. Il a le devoir d'apporter une réponse aux questions suivantes : le sujet présente-t-il un état dangereux ? Le sujet est-il accessible à une sanction pénale ? Le sujet est-il curable ou réadaptable ? L'expert dispose d'un rapport ténu émanant de l'équipe médicale du CHR de Lille, de deux rapports médico-légaux dont l'un vient juste d'arriver, et de plusieurs procès-verbaux établis par la police judiciaire.
— Alice Dehaene ?
Le regard de la jeune femme se porte sur une éphé- méride : mardi 16 octobre 2007. Elle se lève et plaque ses mains sur le bureau.
— Où est mon père ? Qu'est-ce que je fais ici ? Qui êtes-vous ?
Le docteur garde son calme.
— Asseyez-vous, s'il vous plaît.
Alice hésite, pleine de haine. L'homme en blouse l'observe d'un air neutre.
— Quel est votre dernier souvenir ?
Alice se rassoit, et se retient de pleurer.
— Je... Nous étions samedi soir, le 13. Il y a presque trois jours. Où est Julie Roqueval ?
— La femme qui vous accompagnait ce soir-là chez votre père, c'est ça ?
— Oui.
— Nous comptions justement sur vous pour nous le dire.
Alice se sent complètement perdue. Elle se rappelle. Sa découverte dans la grange... La ligature des trompes... Elle, recroquevillée dans l'herbe, avec son père, armé d'une carabine, la tenant en joue. Mais après, rien. Le trou noir.
— Je crois que mon père lui a fait du mal. Elle se trouvait devant la porte de l'étable, puis elle a disparu.
Broca fait crisser les poils de son bouc, sceptique.
— Vous ne vous souvenez absolument de rien après le soir du 13 ? Ni de la police, ni de votre interrogatoire, ni des examens que vous avez subis ?
Alice pressent le pire.
— La police ? Un interrogatoire ? Mais... Où est mon psychiatre ? Où est le docteur Graham ? Je veux lui parler ! Que s'est-il passé ?
— Avant de répondre à toutes vos questions, j'aimerais que vous lisiez ceci. Prenez votre temps pour bien comprendre.
Il lui tend une feuille. Il sonde chacun de ses gestes, chacune de ses réactions à ses paroles, il fouille dans sa conscience. Derrière les verres de ses lunettes, Alice essaie de retrouver son calme et lit donc avec attention l'article 122.1 du Code pénal, alinéas 1 et 2 :
— « N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes »...
Elle se tait soudain, mais le docteur l'exhorte à continuer.
— « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime. »
Alice relève la tête.