— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Cela signifie qu'avec deux de mes collègues, nous allons passer six semaines à vos côtés, afin de juger votre responsabilité et de comprendre la raison de vos actes.
— Quels actes ?
— Je me dois aussi de vous préciser que, contrairement à votre ancien psychiatre, ma mission ne revêt aucun caractère thérapeutique, et que tous nos échanges verbaux seront communiqués au juge. Je devrai lui remettre également un rapport avec les données recueillies par l'examen psychiatrique et médico- psychologique et, surtout, votre biographie. Comprenez- vous tout cela, mademoiselle Dehaene ?
Alice se redresse.
— Je... ne comprends pas. Je veux parler au... au docteur Graham. II... pourra tout vous expliquer et...
L'expert soupire en regroupant les feuilles du dossier devant lui.
— Votre psychiatre est mort.
Alice baisse les paupières, les mots résonnent en elle et se brisent comme du verre. Tout cela n'est qu'un cauchemar. Elle va se réveiller, retrouver son docteur, et ensemble ils vont progresser.
— Comment ?
Broca s'incline un peu. Ces impressionnants changements de comportement, pendant ces trois jours, peuvent avoir de nombreuses causes. Hystérie, névrose hystérique avec théâtralisation, troubles de la personnalité ou, plus pervers, simulation de trouble dissociatif de l'identité. Broca ne se laisse pas influencer par ce qu'il voit. Il a déjà traité un simulateur qui s'était coupé la langue avec les dents pour feindre une crise, et des études de chercheurs américains ont montré que le TDI[6] peut être simulé par des personnes intelligentes. Il poursuit donc avec franchise :
— Les premiers éléments de l'enquête indiquent que vous l'avez probablement tué.
Alice enfonce ses ongles dans la chair de son avant- bras.
— Non !
Elle se sent partir et revenir, comme si quelqu'un, en elle, cherchait à franchir la barrière de sa conscience et à la replonger dans un nouveau trou noir. Le docteur pose une feuille devant lui.
— L'expertise démontre que l'arme utilisée est un couteau appartenant à Claude Dehaene, sur lequel nous avons relevé vos empreintes. De même, nous avons comparé une trace de morsure, sur l'avant-bras droit du docteur, à vos fichiers dentaires. Les empreintes coïncident parfaitement. Par ailleurs, Frédéric Ducornet nous a expliqué que vous vouliez absolument aller le voir, samedi soir, et que vous étiez particulièrement en colère.
— Arrêtez !
Le docteur marque une pause.
— Reprenons calmement l'ordre des événements tel que nous l'avons établi pour le moment, d'accord ? Le 8 au matin, vous êtes avec votre psychiatre au CNRS de Boulogne-Billancourt, pour des tests sur la personnalité. Le 8 au soir, vous infligez à votre père deux coups de couteau en pleine poitrine, ce qui lui vaudra d'être hospitalisé.
Alice secoue la tête. Les mains plaquées sur son visage, elle ne réalise pas encore. On lui ment, on tente de la déstabiliser. Tout cela n'est peut-être qu'un de leurs vulgaires tests psychologiques.
— Ne niez pas. Dorothée nous l'a confirmé, hier.
— Dorothée vous...
— Laissez-moi continuer. Nous avons interrogé Frédéric Ducornet, votre ami, qui nous a expliqué avoir recueilli une femme qui errait sur les quais, à Calais. Et en état de choc, apparemment. Nous avons analysé votre voiture, votre appartement : les produits de la police ont révélé des traces de sang et des fibres textiles dans votre douche, ainsi que dans le coffre de votre véhicule. Deux groupes sanguins différents. Celui de votre père et... le vôtre. Dorothée a parlé d'un chemisier, qu'elle aurait brûlé pour vous protéger. Niez- vous la présence de ce chemisier chez vous ?
— Non. Je l'ai bien retrouvé dans ma douche. Mais il a ensuite disparu.
— Poursuivons. Cet homme, Frédéric Ducornet, vous accueille du lundi 8 dans la nuit au mercredi 10, chez lui, avant que vous vous enfuyiez de nouveau.
— C'est ce qu'il m'a raconté, mais je n'en ai jamais eu véritablement le souvenir.
— Ce n'est pas grave, lui se souvient. Après le 10, vous retournez à son domicile de votre propre chef, pour essayer de comprendre ce que votre mémoire peine à vous rendre. Il vous aide, vous accompagne. Vous lui expliquez, durant vos échanges, que vous en voulez à votre père et à votre psychiatre. Cela est-il erroné ?
Alice s'écroule sur le sol. Le docteur se précipite pour la redresser.
Dorothée ôte sèchement les lunettes, qui viennent pendre sur sa poitrine.
— Virez vos sales pattes de là ! Et fichez-nous la paix, une bonne fois pour toutes !
— Rasseyez-vous, s'il vous plaît.
Le psychiatre retourne à son bureau, tandis que Dorothée se heurte aux deux policiers devant la porte.
— Je veux sortir ! J'en ai assez d'être retenue ici !
— Désolée, mademoiselle, mais c'est impossible.
Contrainte, prise au piège, elle s'assied sur son siège,
rouge de colère. Le psychiatre remarque le changement évident d'attitude de sa patiente, ces allers et retours entre les alter qui, depuis deux jours et demi, se succèdent chez Alice Dehaene et ne lui laissent que peu de temps de parole.
— Je continue à exposer les faits, si vous le permettez. Le samedi soir, vous vous rendez chez Luc Graham. Vous pénétrez chez lui, vous...
— Pourquoi vous dites « vous » ? Je ne suis pas allée chez Luc Graham, c'est Alice qui s'est rendue là-bas.
Le docteur analyse méticuleusement ses moindres faits et gestes.
— Donc... Alice pénètre chez Luc Graham pour avoir des explications sur son état mental. Et là... Il se passe quelque chose dont Alice n'a pas le souvenir, je me trompe ?
— Je n'en sais rien, je n'étais pas à sa place. Vous commencez une conversation avec Alice et vous la finissez avec moi, je pige pas. Vous cherchez à nous déstabiliser, c'est ça ? Ma sœur est fragile, fichez-lui la paix.
Le docteur garde en tête que cette jeune femme peut simuler, et se réfugier derrière des comportements qu'elle maîtrise à la perfection.
— Savez-vous où est passé le dossier du docteur Graham concernant Alice ? Ses notes, ses enregistrements de la thérapie ?
— Non.
— Pensez-vous que votre sœur aurait pu les dérober ? La croyez-vous capable de pénétrer, par
exemple, dans le cabinet de son psychiatre en brisant une vitre ?
Dorothée serre les mâchoires, elle se sent prise au piège. Ils ont déjà dû interroger Alice, et elle leur a certainement tout raconté. Peut-être possèdent-ils même des empreintes digitales.
— C'est ma faute. Je lui ai demandé de récupérer mon journal intime. C'est moi qui lui ai dit de passer par la fenêtre.
Le docteur semble apprécier sa franchise.
— Et où se trouve-t-il, ce journal intime ?
— Je l'ignore.
L'homme retourne sa page en mordillant le bout de son stylo.
— Ce même soir, Alice, accompagnée de Julie Roqueval, se rend chez votre père. Vous y êtes aussi, n'est-ce pas ?
— En partie, oui. Je vais souvent là-bas.
— Pouvez-vous m'expliquer ce qu'il s'y est passé, précisément ?
Dorothée prend sa tête entre ses mains et appuie ses coudes sur ses cuisses.
— C'est très flou. Je... Je suis couchée dans l'herbe, Alice vient de partir, je crois. Et je vois mon père me braquer avec son fusil, l'Express Bettinsoli de mon grand- père. Puis... Je ne sais plus, je crois qu'il me frappe, mais Nicolas est arrivé et moi, je me suis enfuie aussi.
— Vous vous êtes enfuie ? Où ça ?