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—     Je... Je n'en sais rien. C'est trop flou.

—                     Votre père possède-t-il un autre fusil que l'Express Bettinsoli ?

Dorothée répond sans réfléchir :

—                   Oui. Un Superpose Darne, calibre 12, accroché dans le salon, entre ses trophées de chasse. Le bout de sa crosse est très abîmé, mais il fonctionne encore parfaitement.

—                   Vous vous y connaissez en armes. Vous savez l'utiliser ?

—                   J'ai beaucoup chassé avec mon père, dans ma jeunesse. Mais Alice a toujours été meilleure que moi. Elle pouvait tirer un lièvre à deux cents mètres.

—    Et Nicolas, il sait tirer ?

—                   Certainement pas. Nicolas ne sait rien faire, sinon pleurnicher.

Le psychiatre s'avance vers elle et la dévisage. On dirait un chercheur d'or qui observe la surface d'un torrent pour y déceler une pépite.

—                    Avez-vous tué votre père avec le Superpose Darne, calibre 12, Dorothée Dehaene ?

Dorothée marque un net mouvement de recul. Elle est stupéfaite.

—     Vous êtes en train de me dire que...

—                   Que votre père est mort, oui. Il a reçu une balle de calibre 12 en pleine poitrine. Vous n'êtes pas au courant ?

Elle secoue la tête, le regard vide. Le psychiatre lui laisse le temps pour encaisser le choc. Elle ne pleure pas, ses pupilles se dilatent comme du pétrole renversé. Broca attend le bon moment et poursuit :

—     Ça vous rend triste ?

Elle n'hésite pas à le regarder droit dans les yeux.

—                   Ça me soulage, plutôt. On va enfin avoir la paix. Mon père me détestait plus que tout au monde.

Sa franchise révèle quelque chose d'étonnant : Dorothée Dehaene n'a rien à cacher. Broca tente de creuser davantage.

—                   Nicolas nous a très peu parlé depuis son arrivée ici. Des automobilistes l'ont vu marcher près d'une route départementale, armé d'un fusil, et ils ont ensuite appelé la police. Nicolas semble très... secret, il a peur de répondre à nos questions et se rétracte dès qu'on hausse la voix. Vous pensez que votre père lui faisait du mal ?

—                   Mon père faisait du mal à tout le monde, répond Dorothée. Mais c'est terminé maintenant. Vous lui avez dit que... notre père était mort ?

—                     Évidemment. Il refuse de le croire pour le moment. Il pense que Claude Dehaene ne peut pas mourir.

Le docteur se racle la gorge.

—                   Nous avons aussi interrogé une certaine Mirabelle Breux. Vous la connaissez ?

—     Oui. Elle habite derrière la colline.

—                   Elle a fondu en larmes à l'annonce de la nouvelle. Elle semblait l'apprécier beaucoup.

Dorothée paraît être ailleurs.

—     Effectivement...

Le docteur garde le silence quelques instants, l'air grave.

—                   Et pensez-vous qu'elle ait pu, d'une manière ou d'une autre, être impliquée là-dedans ?

—     C'est-à-dire ?

—                   Tirer sur votre père, puis donner la carabine à Nicolas.

Dorothée secoue la tête avec conviction.

—                    Non. Pas Mirabelle. Elle aimait mon père. Vraiment.

—                   On peut tuer quelqu'un même en l'aimant énormément. On appelle cela un crime passionnel. Ou alors, peut-être est-il question de vengeance ?

—     Non, non, pas elle.

Le docteur incline un peu la tête, le pouce sur la lèvre inférieure.

—                     Très bien... Admettons... Revenons-en à Nicolas. Il nous a raconté quelque chose d'étonnant. Chez Luc Graham, comme à proximité de la grange, ce fameux soir, il parle de la présence d'un homme cagoulé et vêtu de noir. Un homme qui l'aurait forcé à prendre le couteau ayant servi à tuer votre psychiatre, qui aurait tiré sur votre père avec le fusil, et l'aurait blessé. Avez-vous déjà croisé cet homme ?

Dorothée acquiesce avec conviction.

—                   Plusieurs fois, oui. Je l'ai déjà aperçu depuis ma chambre, dans la ferme. Il arrivait à pied par les bois ou en camionnette avec mon père.

—    Que faisait-il chez vous ?

—     Souvent, il allait s'enfermer dans l'étable.

Le psychiatre prend des notes sur une feuille. Impossible de deviner ce qu'il pense, s'il croit ou non aux réponses de Dorothée.

—                   Cet homme avec une cagoule et votre père se rejoignaient dans l'étable, donc... Vous avez déjà vu sa voiture ?

—                   Non, je vous l'ai déjà dit. Soit il venait en camionnette avec mon père, soit il venait de la colline.

—    Comme Mirabelle ?

Pas de réponse... Le psychiatre enchaîne.

—    Et que faisaient-ils dans l'étable ?

—                  Je ne sais pas. Vous ne croyez pas en l'existence de cet homme, n'est-ce pas ?

—                   Si, justement. Nous avons retrouvé des fibres dans la chambre de Luc Graham, près de son corps. Des fibres de laine noire avec des traces de salive.

—                  Et vous ne vous êtes pas dit que cet homme aurait pu tuer Graham ?

Le docteur soupire en s'adossant à son siège. Il a déjà traité des affaires délicates, mais celle-ci détient la palme. Deux meurtres avérés, une disparition, et une patiente dont il ne sait strictement rien, puisque son psychiatre fait partie des victimes et qu'apparemment l'ensemble des dossiers a disparu. De plus, il ne dispose que de six semaines, six malheureuses semaines pour juger l'état de la malade.

Il voit son interlocutrice passer d'une attitude défensive à une attitude soumise. La transformation ne dure même pas cinq secondes.

—    J'ai soif, dit Alice en passant ses doigts sur ses tempes.

—    Je vais vous faire apporter de l'eau. Vous voulez manger quelque chose ?

—     Ça va, merci. J'aimerais juste rentrer chez moi.

On frappe à la porte. Un homme pénètre dans le

bureau. Alice se retourne et met quelques instants à le reconnaître. Il s'agit du responsable du CNRS, Marc Brassard. Il passe devant elle et dépose une pochette jaune sur le bureau de Broca.

—     Je reste dans le hall...

Alice baisse la tête entre ses épaules. Elle tente d'éviter le regard du spécialiste mais se sent écrasée par le poids des reproches lorsqu'il la frôle pour sortir. Il ne lui adresse pas un mot.

Broca soulève la pochette et l'ouvre. Alice l'observe en silence sans faire le moindre mouvement.

—     Cela vous concerne, mademoiselle Dehaene. Vous rappelez-vous le test sur les stimuli effrayants, réalisé dans le laboratoire de psychologie expérimentale, le 8 octobre au matin ?

Alice acquiesce lentement. Elle revoit la grande pièce blanche, l'ordinateur, tous les capteurs appliqués sur son corps et cette succession d'images toutes plus horribles les unes que les autres.

Le médecin repose la pochette, il tient une photo dans la main.

—      Ce cliché est celui qui semble avoir tout déclenché. L'ensemble des événements qui font qu'aujourd'hui vous vous retrouvez ici, avec moi.

Alice met du temps à lui répondre, mais sa voix est claire, posée. Ses traits n'expriment plus aucune colère.

—    C'est peut-être cette image qui m'a permis de découvrir quel monstre était mon père. Peut-être a- t-elle ouvert les robinets dans ma tête. Montrez-la-moi.

Le psychiatre pose la photo devant lui. Alice s'approche et se penche au-dessus du bureau.