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Un homme blond, étalé dans l'herbe, avec la gorge tranchée. Le plan est si rapproché qu'on aperçoit le cartilage du larynx et la chair rosée de l'arrière-gorge. La bouche semble figée dans un cri jamais terminé. À l'évidence, le cliché d'une scène de crime.

Instantanément, le visage d'Alice se tord en une grimace abjecte, son nez se plisse, et la tension des muscles de sa mâchoire fait saillir sa veine jugulaire.

Birdy vient de sortir de son antre.

Sous cette nouvelle personnalité, Alice ne prend pas le temps de cerner son environnement. Elle s'élance vers la porte, se heurte aux gardiens, dont l'un se fait griffer à la joue. Dans un hurlement rauque, elle crie :

—    Laissez-moi passer !

On la plaque au sol, elle se débat, halète comme un fauve. Sa force est impressionnante, les gardiens peinent à la maîtriser. Immobilisée, essoufflée, elle finit par se calmer. Alors, seulement, elle fixe le psychiatre en serrant les dents, et lui dit :

—                   Je crois qu'il y en a d'autres à sauver ! Dites-leur de me laisser sortir !

—     Quels autres ?

—                    Des prisonniers. Des prisonniers que mon père retient dans des tunnels.

CNRS. 8 octobre. Après avoir vu la photo de cet homme mutilé, Birdy arrache la mentonnière, les différents capteurs et, dans un cri, fonce vers la porte du laboratoire. Il traverse les couloirs, et quand Luc Graham tente de se dresser sur son chemin, il force le passage avant de filer vers la sortie. Il connaît la voiture d'Alice, une Fiat Croma bleue. Il s'engouffre à l'intérieur et disparaît dans un crissement de pneus.

De nombreux véhicules de police se garent autour de la ferme comme une nuée d'insectes. Birdy est assis à l'arrière de l'un d'eux, aux côtés du docteur Broca. Pour la première fois de sa carrière, le psychiatre se sent totalement désarçonné face à un cas que peu de praticiens rencontrent dans leur vie, et sur lequel la communauté psychiatrique n'a que peu d'expertise. La jeune femme, sur sa gauche, n'est plus elle-même, elle a entièrement cédé la place à un alter perturbé, qui exprime une haine sans limites pour son père. Le plus déstabilisant, c'est que s'il avoue avoir donné les coups de couteau, il nie complètement le parricide à la carabine. Comme les autres personnalités, lui aussi a parlé d'un homme avec une cagoule qui pénétrait dans l'étable avec Claude Dehaene. Un être sombre, impossible à identifier.

Après la longue route depuis Boulogne-Billancourt, la Fiat dévale le chemin de terre qui mène à la ferme et freine d'un coup sec. Alice n'est plus Alice, elle est une personne qui a attendu des années pour avoir l'occasion de s'exprimer, de rejeter sur son père toute sa violence. Birdy connaît chacune des souffrances endurées par Nicolas, les colères et les punitions sadiques endurées par Alice et Dorothée. Il connaît, point par point, la perversité de Claude Dehaene. Aujourd'hui, ce n'est plus par les cauchemars, les bouffées d'angoisse ni les peurs qu'il s'exprimera. Mais par le bras vengeur de celle qui l'abrite.

À peine sorti de la voiture, Birdy se précipite vers l'étable. La porte est ouverte, la police a fait sauter les verrous et a déjà jeté un œil rapide à l'intérieur, sans rien y déceler pour le moment, hormis les coupures de journaux collées sur le sol de la dernière logette. Ces articles sont entre les mains d'experts et de psychocri- minologues, qui, eux aussi, essaient de comprendre le fonctionnement d'Alice et sa relation avec ses parents. Toutes les personnes penchées sur le dossier « Alice Dehaene » savent déjà, grâce aux examens gynécologiques et médicaux, que Claude Dehaene avait fait stériliser sa fille au Pérou afin qu'elle ne puisse jamais enfanter. Dans un congélateur situé à l'étage de la maison, les hommes de la scientifique ont découvert des poches de sang Bombay. Birdy leur a expliqué que Claude prélevait régulièrement du sang à Nicolas, au cas où Alice aurait à être transfusée d'urgence.

Ils ont aussi découvert des vêtements propres, correctement pliés et rangés, des pyjamas pour la plupart, une bonne dizaine de paires de chaussures, de toutes les pointures, et dans des sacs poubelles, des cheveux coupés, d'origines différentes.

Dans l'étable, les regards sont rivés sur Alice. Elle entre dans la logette du milieu, en sort la vache et la place dans la dernière logette. Personne ne comprend, les flics sont à cran, mais le psychiatre leur a demandé de ne surtout pas intervenir.

Claude Dehaene est assis sur le perron, devant sa ferme. Son front ruisselle. Il récupère après avoir travaillé dans son jardin. Il commence à sourire lorsqu 'il voit sa fille sortir de son véhicule, mais très vite, son sourire s 'estompe, il ne reconnaît pas la démarche de son enfant. Elle fonce droit sur lui, les lèvres pincées et le regard noir. Il n'y aura aucun mot échangé. Birdy s'empare du couteau et frappe son père deux fois à la poitrine du côté gauche, avant de lâcher son arme et de courir en direction de l'étable.

Une fois la vache enfermée dans la troisième logette, Birdy retourne dans celle du milieu et en chasse l'épaisse couche de paille. Un anneau en acier apparaît, coulé dans le béton. Très vite, il récupère la corde suspendue à une poulie, près de la trayeuse, et vient faire plusieurs nœuds autour de l'anneau. Il tourne alors une manivelle vissée au mur en retrait. On le voit peiner, on veut venir l'aider mais il repousse ceux qui s'approchent.

— J'ai déjà réussi une fois. Je peux recommencer.

Petit à petit, une plaque de béton se soulève. Le commandant de police n'en peut plus d'attendre et se précipite aux côtés d'Alice. Elle recule et reprend son souffle, tandis que le policier tourne rapidement la manivelle. Le psychiatre s'approche de sa patiente.

—     Qu'y a-t-il à découvrir là-dedans ?

—    L'horreur...

Après avoir ouvert la trappe, Birdy descend une pente bétonnée qui le mène huit mètres plus bas. Les parois, alentour, ressemblent à celles d'un ancien puits. Là, une clé et une lampe torche reposent dans une niche. Birdy s'en empare et avance sans réfléchir, au pas de course. Impossible, évidemment, de se souvenir du chemin.

Les voies se multiplient. Devant lui, autant de tunnels qui peuvent le perdre. Quelques mots, gravés dans la roche, en retrait, attirent son attention. « Auckland 1,3 km ».

Il était bien passé par ici.

—    Auckland, 1,3 kilomètre ?... fait le commandant de police en éclairant le mur avec sa Maglite. Bon Dieu...

Birdy se tient devant lui, il palpe l'inscription du bout des doigts et se met à avancer sur la gauche, la clé dans une main, la lampe dans l'autre. De nombreux rais de lumière auscultent les murs, six hommes le suivent, dont le procureur d'Arras. Le commandant de police, éberlué, s'adresse à ses collègues :

—    On progresse dans d'anciennes carrières calcaires du Moyen Âge, transformées par l'armée britannique pour abriter plus de vingt-quatre mille soldats à la veille de la bataille d'Arras, en 1917. Je connais bien, parce qu'on a eu à intervenir quelques fois pour des faits de délinquance quand la partie aménagée a été ouverte au public, l'année dernière.

—     Comment un truc pareil peut exister ici sans que personne soit au courant ? demande le docteur Broca.

Les ombres se déploient sur les parois.

—      Plusieurs dizaines de kilomètres de galeries s'étendent sous la campagne d'Arras, jusqu'à Vimy, Lorette, Neuville même. La plupart d'entre elles ne sont référencées sur aucune carte, et ne sont accessibles que par des puits d'extraction disséminés dans la nature et rebouchés pour la plupart.