Dans la salle de bains, Claude Dehaene appelle les secours...
Sous la surveillance des flics, Birdy s'engage dans des cavités qu'il n'avait jamais explorées jusque-là. Tous s'avancent encore d'une centaine de mètres, jusqu'à ce que le couloir s'élargisse et dévoile un ensemble de cellules alignées. L'odeur rappelle celle d'une écurie. Lorsqu'ils actionnent un interrupteur situé à l'entrée du couloir, le lieu se trouve soudain inondé d'une lumière éblouissante. Les visages des flics se glacent d'effroi. Le commandant de police avance, les mains bien droites le long de ses cuisses, il tente de garder le contrôle, mais aucun être humain ne pourrait résister à pareil spectacle. A ce moment précis, il redevient un simple individu, désarmé face à tant d'horreur.
Birdy tombe à genoux.
Dans quatre des six cachots, des hommes allongés, au visage décharné, en combinaison noire. Certains remuent encore leurs mains, d'autres battent lentement des paupières.
Alors qu'il roule à toute vitesse sur la nationale, Birdy panique. Il ne peut pas ramener cet homme à l'hôpital sans qu'on l'interpelle et qu'on lui pose des questions. On risque de l'arrêter pour le meurtre de son père. Il ne veut pas se faire prendre, il ne veut pas payer toute sa vie pour avoir fait le bien. Il veut protéger Alice, de son mieux. C'est le sens même de son existence. Il prend la première sortie, traverse un village et remarque un arrêt de bus. Il fait noir. La Fiat s'arrête et redémarre cinq minutes plus tard, sans son passager.
Birdy fonce à présent chez Alice. Discrètement, il pénètre dans son appartement. Là, il se lave les mains, le corps, et se débarrasse de ce chemisier imbibé de sang qui le dégoûte. Il le jette au fond de la douche et tire le rideau.
Les quatre prisonniers sont vivants, on les emmène d'urgence.
Quatre personnes retenues dans ces cellules, Dieu seul sait depuis combien de temps. D'autres pièces contiennent du matériel de torture artisanal : un gros cylindre transparent rempli d'eau, ou encore des tables de contention. Y sont également entreposés en quantité des cordes, des sacs de litière, des boîtes de conserve, des litres d'eau, des ampoules et de l'outillage électrique.
Sur ordre du commandant, personne ne touche à rien. Personne n'a envie de toucher à quoi que ce soit, de toute façon.
Les hommes croient être au bout de l'horreur mais l'un d'eux découvre, à l'étage supérieur, un puits d'où émane une odeur insoutenable. Birdy titube et s'effondre sur le sol. Il se cale ensuite contre le mur, les genoux contre le torse. Ce puits... Ce puits fait remonter un souvenir dans sa mémoire.
Un puits avec des pièces au fond.
Et le son d'une voix qui se mêle à ce souvenir.
La vraie voix de l'homme à la cagoule.
Birdy ouvre les placards d'Alice et choisit quelques vêtements, un pantalon, une veste, gw 7/ ew/z/e avan/ ¿fe s'asseoir dans un coin où il reste prostré. Il dort là, mange là, écoute ces gens qui laissent des messages sur le répondeur. Puis il va sur la plage, il marche, il erre et se perd dans les rues de la ville. Il est content d'être dehors. À l'intérieur, sa vie n'est que douleur, ténèbres, traumatismes. Il s'affaiblit et, dans une station-service, se laisse envahir par l'esprit d'Alice.
Alice est revenue...
Face au puits, Birdy fronce les sourcils, il relève soudain ses iris clairs.
— « Sale putain de mes deux, sale putain de mes deux, sale putain de mes deux, sale putain de mes deux ! »
Le psychiatre, un mouchoir sur le nez, s'agenouille devant la jeune femme.
— Que se passe-t-il ?
Birdy fixe le sol. Il se parle à lui-même dans une excitation nouvelle :
— Je ne suis jamais allé chez lui, il a menti ! Il ne m'a jamais recueilli à Calais ! Je suis resté chez Alice, j'y ai mangé, dormi. Tout... Tout n'était que mensonges !
— De qui parlez-vous ?
Il adresse au psychiatre un regard fermé, si différent de celui d'Alice.
— De l'homme en noir... Celui qui m'a dit « sale putain de mes deux » avec sa vraie voix, devant le cadavre de Luc Graham, parce que j'avais arraché sa cagoule. Celui en qui Alice a toute confiance, celui qui l'a manipulée. Qui nous a tous manipulés depuis le
début. L'homme avec la cagoule qui entrait dans l'étable et s'enfermait dans ces tunnels avec mon père. Birdy secoue la tête de dépit.
— Les hommes cagoulés étaient deux. L'un, c'était mon père, et l'autre... il s'appelle Frédéric Ducornet.
60.
Trois semaines plus tard.
La plage est belle sous les lumières de novembre. Alice pousse le fauteuil roulant de Blandine sur la digue de Berck-sur-Mer. La jeune femme se sent en paix face à ce paysage de sable et de pierre. Ici comme ailleurs, elle aime la caresse de l'automne.
Un homme et une femme, emmitouflés dans des écharpes, la suivent à bonne distance. Julie Roqueval s'entretient avec Francis Bapaume, l'ergothérapeute de Blandine Dehaene. Le spécialiste, qui travaille chaque jour dans le centre héliomarin à une centaine de mètres de là, est ébranlé par le poids des révélations de l'assistante sociale. Son regard témoigne de l'ampleur de son désespoir.
— Dieu seul sait les horreurs qu'il a montrées à sa femme pendant toutes ces années, dit Julie.
— Dieu et elle-même, précise Bapaume en serrant les mâchoires. Dieu et elle-même...
Il sombre dans un silence pesant, avant de reprendre :
— J'ignore si je pourrai encore la regarder dans les yeux. C'est moi qui la laissais partir là-bas, vers l'enfer.
C'est moi qui ai autorisé son mari à la garder une journée de plus, chaque semaine. Comment ai-je pu ne rien remarquer ?
— Vous êtes avant tout humain. Nous ne sommes pas armés pour appréhender une telle inhumanité. Plus les faits sont aberrants, et moins on les remarque. Le pire, sans doute, est que Claude Dehaene aimait vraiment sa femme et sa fille. À sa manière.
À nouveau, ils se taisent et se contentent d'avancer, plongés dans leurs propres pensées. Les récents articles ou reportages parlent de l'endroit où Alice a passé toute sa vie comme de la « ferme de l'horreur ».
Après les aveux de Frédéric Ducornet, les découvertes faites dans les macabres souterrains, les récits des prisonniers torturés et l'enquête de police, il a été avéré que, de 1996 à 2007, seize personnes, plus ou moins directement responsables de la mort d'enfants ou d'autres individus, ont été séquestrées, torturées, et que onze d'entre elles ont été tuées avant d'être jetées dans un puits.
L'un de ces martyrs, le catatonique de l'hôpital, a été porté disparu. La police le cherche encore. Alexandre Burleaux... Enlevé depuis janvier 2005, libéré par Alice en octobre 2007. Presque mille jours de calvaire, enfermé, torturé, puis abandonné dans vingt-quatre mètres carrés. Ducornet a expliqué que Paul Blanchard, le père de la petite Amélie tuée accidentellement par Burleaux, n'a pas eu le cran de l'abattre en forêt à coups de batte de base-bail, un soir de mars 2006, et a fini par se suicider en se jetant sous un train.
L'ergothérapeute désigne Alice, devant lui, d'un geste du menton.
— Et pour elle ?
Julie plonge la main dans sa poche et en ressort une clé USB.
— J'ai confiance. La police a retrouvé au domicile de Luc Graham cette clé, sur laquelle se trouve une synthèse détaillée de l'état de la patiente, cela nous aidera à avancer beaucoup plus vite. Cette vingtaine de pages est stupéfiante...