Enfin, une voix dans l'appareil. La jeune femme se rue sur le téléphone.
— Papa !
— Alice ? Ça va ?
— Que s'est-il passé ?
Il répond sèchement, le ton chargé de reproches :
— Tu t'intéresses à mon sort, maintenant ?
— Papa, je t'en prie.
— J'ai fait une connerie, je me suis blessé avec un outil du jardin. J'ai essayé de t'appeler, je n'arrivais pas à te joindre. Où étais-tu passée, encore ?
Le téléphone calé contre l'oreille, Alice se regarde dans le miroir. Des traits doux, encadrés de cheveux bruns tombant jusqu'aux épaules, des yeux profonds, bleu clair. Un nez fin, discret, comme celui de sa mère. Malgré des hanches un peu larges, une peau blanche, le corps est harmonieux, pareil à certaines statues grecques en albâtre.
— Je ne sais pas. J'ai eu un trou noir, depuis avant- hier.
Un soupir.
— Et tu ne te souviens de rien ?
— Non. Tu es la première personne que j'appelle, je viens de rentrer chez moi et...
— Qu'est-ce qu'il t'a encore fait, ce psychiatre ?
Elle attrape une serviette et l'applique sur ses pommettes. Elle remarque alors le rideau de douche, tiré à fond. Ses sourcils se froncent. Elle ne tire jamais, jamais, le rideau à fond.
— Il me soigne papa, tout simplement. Et n'oublie pas que c'est toi qui me l'as conseillé.
— Tu ne m'as laissé aucun choix. Tu croyais aller mieux loin de la maison, et c'est pire. C'est pire pour tout le monde. Reviens, Alice !
Alice souffre chaque fois qu'il lui demande de retourner à la ferme. Elle sait que Claude est sincère, qu'il l'appelle avec son cœur, que sa voix ne ment pas. Mais elle s'est juré de résister. À vingt-cinq ans, sa vie doit se faire en dehors d'un coin perdu en pleine campagne.
— Ce n'est pas si simple.
— Ça l'est pour moi. Je suis prêt à ce qu'on parle, toi et moi.
La respiration bloquée, Alice écarte le rideau d'un mouvement sec.
Le chemisier qu'elle portait au CNRS baigne dans l'eau rouge.
Elle se sent mal. La vue du sang lui fait tourner la tête. Alors que son père s'inquiète au téléphone, elle raccroche rapidement. Elle a tout juste le temps de se traîner jusqu'à son lit, avant de s'effondrer.
8.
Nuit calme dans l'appartement d'Alice. En silence, Dorothée Dehaene avance dans le noir, se dirige vers la douche et récupère le chemisier. Sa sœur dort probablement dans sa chambre d'un sommeil profond.
Discrètement, elle donne un coup d'éponge sur l'émail, de manière à gommer toute trace de sang. Voilà, comme neuf...
Elle sort de l'appartement du troisième étage et referme la porte en serrant les dents.
— Alice ?
Dorothée se retourne. Elle avait oublié ce petit enfoiré de voisin.
— Oui... Parle moins fort, bordel.
— Qu'est-ce que tu fiches à une heure pareille ?
— Et toi ? Rentre chez toi, au lieu d'épier les gens.
— Ouais... C'est bien ça, canon sans les lunettes. Ma porte est ouverte si tu veux.
— Pas demain la veille.
Au bas de l'immeuble, Dorothée enfile ses chaussures à talons et resserre son écharpe mauve autour de son cou, avant de plonger dans la nuit, un sac plastique contenant le chemisier et la serviette sale à la main. La
brume s'étale, épaisse. L'atmosphère est humide. Dorothée rejoint une voiture et démarre. Elle n'allume les phares que plus tard, prend l'autoroute A16 et sort à Wimereux, à dix kilomètres au nord de Boulogne-sur- Mer. Elle déteste conduire, particulièrement la nuit. La route serpente, jusqu'à un petit chemin de sable qui la mène au bord des dunes de la Slack. Le bout du monde, ce coin, exactement ce qu'elle recherche.
La jeune femme coupe le contact, descend et s'empare d'un bidon d'essence dans son coffre. Elle sent ses doigts se raidir. Le froid lui pique les joues.
Elle s'engage dans la nuit, sur le sable mouillé, en direction de la dune. Les coquillages brisés crissent sous ses semelles. Elle grimpe, redescend. Plus loin, la mer ressasse sa curieuse mélodie. Dorothée décide de s'arrêter, récupère un peu, les mains sur les genoux. Elle est tellement peu sortie ces derniers temps... elle paie le moindre effort. Elle jette finalement le sac plastique devant elle.
Dorothée verse la moitié du bidon d'essence, fait rouler la pierre d'un briquet et enflamme le tout. Un ronflement timide perturbe la tranquillité de l'endroit. Les reliefs se dessinent. Les yeux de la jeune femme brillent comme deux petites perles de nacre. Très vite, le tissu se consume, il n'en reste bientôt plus que des cendres qui tourbillonnent dans le vent.
Elle baisse les paupières et expire un nuage de condensation, soulagée. Elle s'allume une clope et ses nerfs se détendent immédiatement. Plus de chemisier, plus de sang dans la douche. Comme toujours, Alice se réveillera avec l'impression d'avoir fait un mauvais cauchemar.
Dorothée termine sa cigarette en fixant l'onde noire, à peine visible dans la brume. Sa sœur a toujours aimé la mer, son immensité. Sans doute parce qu'elle y voyait l'expression la plus vive de la liberté. La liberté... Une belle illusion.
Une fois le feu éteint, Dorothée regagne son véhicule, verse de l'eau d'une petite bouteille sur ses semelles pour en chasser le sable. Puis elle range le briquet dans une pochette cachée sous le siège et avale un chewing-gum à la menthe, avant de redémarrer... comme si de rien n'était.
9.
En se levant ce jeudi matin, Luc Graham enfile son peignoir, descend les escaliers, sort sur la terrasse balayée par le sable des dunes et plante une cigarette entre ses lèvres. La première clope reste la seule qu'il apprécie vraiment. Luc tousse et se frotte la bouche. Il donne l'impression d'être un fumeur-né, alors qu'il a commencé voilà seulement quatre ans.
Ses doigts effleurent inconsciemment la forme ovale d'un cendrier à pied qui lui frôle les genoux. Il s'en aperçoit, se rétracte alors sous son peignoir et lève les yeux vers la mer. Son regard se perd sur la voile blanche d'un bateau au large. Il la fixe étrangement et pousse la baie vitrée, frigorifié. Elle ne ferme plus à clé, il n'a pas encore pensé à en réparer la serrure. Il aurait dû, avec les événements de l'avant-veille.
À l'intérieur, peu d'objets, la décoration est tout ce qu'il y a de plus banale. Luc n'a jamais brillé par son exubérance. Héritage familial, sans doute, avec un père psy et une mère médecin. Il allume la radio et tombe sur les informations. Il récupère son téléphone portable, sur la table basse. Un message...
Alice... Alice l'a enfin appelé. Il écoute le message attentivement.
Le trou noir... Deux jours depuis l'expérience des stimuli, et pas le moindre souvenir. Luc est rassuré. Le test au CNRS a fonctionné. Il a enfin trouvé le déclencheur, l'une des dernières pièces du puzzle Alice Dehaene.
Luc court vite s'habiller - chemise bleu nuit, pantalon de flanelle anthracite, mocassins - et fonce vers sa voiture.
Remonter l'autoroute, et croiser comme tous les jours le flux des travailleurs, les fermes flamandes aux toits rouges, apercevoir les petits groupes d'immigrés qui longent à pied la bande d'arrêt d'urgence vers Dunkerque puis Calais... Cette route, ses patients, ses longues journées l'usent moralement, mais il aime l'effet de Valium naturel de la fatigue.
Luc soupire, piégé dans un bouchon. Il ouvre sa boîte à gants, elle contient soixante-deux petites cassettes à bandes, parfaitement rangées et classées par date. L'ensemble de la psychothérapie d'Alice Dehaene. Il prend un enregistrement d'octobre 2006, correspondant à l'une des toutes premières séances, et l'enfonce dans son « autoradio » spécial : un dictaphone incrusté dans le panneau de plastique, sous les boutons du chauffage. Bricolage maison, mais efficace pour travailler même en conduisant.