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Elle frotte le bout de son nez avec un mouchoir.

—     Et puis, les meilleurs spécialistes en la matière vont se pencher sur son cas. Maintenant que Claude Dehaene n'est plus là, les différentes personnalités d'Alice sont prêtes à la mener à la guérison. Tout n'est plus qu'une question de semaines. Lentement, ses barrières vont se briser, les souvenirs ont déjà commencé à revenir. Elle se remémorera bientôt par elle-même, et donc ses alter n'auront plus de raison d'exister.

Bapaume considère la mère et sa fille avec tristesse.

—     Comment Alice a-t-elle pris l'implication de Frédéric Ducornet dans cette ignoble histoire ? Ils étaient très proches, m'avez-vous dit au téléphone.

—     Difficilement, vous pensez bien. Elle était en train d'en tomber amoureuse... Je crois qu'elle n'est plus prête à accorder sa confiance à qui que ce soit, avant longtemps. Elle s'est fait manipuler, de A à Z. Après la pagaille qu'elle avait semée - les coups de couteau, le catatonique -, ce Ducornet et Claude Dehaene ont voulu comprendre où elle en était avec ses souvenirs, ce qu'elle savait, ce qu'elle ignorait, et si elle pouvait les mettre en danger. Alors, ils ont eu l'idée de la surveiller de très, très près. Il a donc suffi que Ducornet laisse un message sur son répondeur, indiquant qu'elle s'était réfugiée chez lui lors d'un trou noir, et le tour était joué, Alice tombait dans ses filets. Il rencontrait enfin celle qu'il ne faisait qu'apercevoir par la fenêtre, quand il se rendait à la ferme pour « travailler ». Claude Dehaene lui avait tellement parlé d'elle, de ses « transformations », que Ducornet la connaissait mieux que quiconque. Au départ, il s'est rendu compte qu'elle ne se souvenait de rien... Il lui a fait croire qu'elle avait rencontré un réfugié à qui elle aurait confié une photo de Dorothée, mais c'est lui qui possédait cette photo, dérobée chez Graham. Il voulait qu'Alice progresse, se braque contre son père et contre son psychiatre, afin de mettre en place une solution radicale. La solution parfaite, en définitive.

—    Éliminer les personnes gênantes, et faire porter le chapeau à Alice Dehaene...

—    Exactement. En termes de manipulation, d'organisation perverse, on bat des records. La police a retrouvé chez Ducornet nombre d'ouvrages, et même des documents qui ne sont normalement pas rendus publics, sur les techniques de tortures, la destruction mentale, le point de rupture...

—    C'est horrible... Et comment le duo diabolique Claude Dehaene-Frédéric Ducornet s'est-il constitué ?

—    Le hasard fait souvent mal les choses. Ducornet a été la première « victime » que Dehaene a voulu sauver. Il avait passé deux ans en prison à cause d'une affaire de pédophilie mal gérée, il était innocent... En prison, il a tout subi. Viols, tortures, morsures... Il n'avait pas vingt ans. Un enfant, aux yeux de Dehaene. Un enfant brisé par la société et l'erreur d'un seul homme.

—     C'est terrible...

—     Armand Madelin, le juge responsable de ce fiasco, a été enlevé par Claude Dehaene, comme premier essai, si je puis dire. Ducornet a pris un plaisir infini à le tuer. Un monstre était né, ainsi que cette terrible association que l'on connaît aujourd'hui. Ducornet s'occupait de la plupart des tortures alors que Dehaene avait une vue plus stratégique de leur action. Frédéric Ducornet nous a raconté en détail les ignobles procédés qu'il avait imaginés. Dire que cet homme accueillait des réfugiés et apparaissait, aux yeux de son entourage, comme un être charitable, plein de compassion...

L'ergothérapeute secoue la tête de dépit avant de demander :

—     Comment choisissaient-ils leurs victimes ?

—     Ils utilisaient au départ tout simplement la presse nationale. Ils sélectionnaient les erreurs médicales et judiciaires ayant brisé des familles, ou encore les accidents routiers qui avaient causé la mort d'enfants pour lesquels le fautif n'avait pas été inquiété par la justice. Armés de ces articles, ils avaient tout en leur possession. Le nom des victimes, celui des responsables, et ils trouvaient les adresses en fouillant un peu. Ils choisissaient ensuite les hommes les plus affaiblis psychologiquement, ceux frappés par la plus grande injustice, comme Luc Graham.

Julie marque un silence. Évoquer le nom de Graham lui fait encore mal au ventre.

—      ... Ducornet a expliqué en souriant qu'il allait souvent sur le « terrain », et que les hommes qui se trouvaient dans un état dépressif ou suicidaire se repéraient à des kilomètres de distance. Une absence trop longue du travail pour « raison médicale », une enquête discrète auprès des hôpitaux, et le tour était joué. Le développement d'Internet et des systèmes de communication a facilité la mise en place de cette entreprise morbide.

Julie fait un signe amical à Alice, qui se retourne vers eux avant de poursuivre sa marche.

—     Le système était imparable. Enlever le responsable bien après l'accident, l'enfermer, le torturer. Contacter les victimes des mois, voire des années après le drame, les convaincre qu'on peut les aider en leur envoyant des photos de l'objet de leur haine, enfermé, humilié. Leur offrir la vie de celui ou celle qui a brisé la leur, sans aucun risque... La plupart de ces hommes, et Graham en faisait partie, avaient sombré dans une très grave dépression ou tenté de se suicider. Le suicide est une colère envers soi, contre soi. Chez ceux qui échouent, la volonté de détruire est toujours présente, et ces photos que les victimes recevaient n'étaient qu'un moyen de focaliser leur colère, de l'amplifier même. Ce processus de déstabilisation psychologique s'étalait sur des semaines. Dehaene et Ducornet ne dévoilaient leur plan que progressivement, quand ils sentaient un terrain très favorable, et qu'ils étaient assurés que leur interlocuteur ne les dénoncerait pas. À ce qu'on sait aujourd'hui de cette histoire, aucun n'a résisté à la tentation de la vengeance. Sauf Paul Blanchard, peut-être, qui n'est pas allé totalement au bout et a préféré, finalement, mettre fin à ses jours. Mais dans tous les cas, ceux qui ont tué ne s'en sont jamais vraiment remis.

—    Et Graham, là-dedans ?

—     Là aussi, ça défie l'entendement. En 2003, la famille Graham a un accident. Luc Graham perd sa femme et ses deux enfants. Un drame médiatisé, qui remet en cause l'utilisation des téléphones portables au volant. Le psychiatre fera une tentative de suicide quelques semaines plus tard. Un homme broyé, anéanti, qui se rend compte que la responsable de l'accident,

Justine Dumetz, est passée au travers des mailles du filet.

—     C'est-à-dire ?

—    Pas la moindre peine, rien, alors qu'elle a arraché trois vies et brisé un homme. Sans oublier cette histoire de kit mains libres. D'après Ducornet, elle a avoué, durant sa détention, avoir téléphoné sans l'utiliser. Elle a menti à la justice, jusqu'au bout.

—    Ou elle a dit vrai. Sous la torture, on est prêt à raconter n'importe quoi.

—    Nous ne le saurons jamais. Bref, Claude Dehaene va voir en cette jeune femme une âme à punir et son acolyte, un corps à torturer. Elle ne disparaît qu'un an plus tard, alors que Graham est au plus bas. Aucun rapprochement ne sera fait avec l'affaire de l'accident. Au fond du gouffre, Graham succombe à l'instinct de vengeance. Il tranchera la gorge de Dumetz avec un couteau de survie. Une arme que l'on a retrouvée chez lui.

—     Comme les autres, il pensait que cela l'apaiserait.

—    Il ne s'est jamais vraiment remis de son geste. Et on peut voir jusqu'où se nichait la perversité de Claude Dehaene car quelques années plus tard, lorsque sa fille a exigé de voir un psychiatre... devinez vers qui il l'a orientée ?

—     Graham...

—    Oui, pour deux raisons. Graham était pour lui un psychiatre mort, fini, incapable de guérir qui que ce soit. Il survivait dans un hôpital psychiatrique. Mais surtout, Dehaene et Ducornet le tenaient. Si Graham parvenait à quoi que ce soit avec Alice, alors ils disposaient d'un effroyable moyen de pression sur lui pour qu'il arrête tout.