— Apparemment, ils l'ont sous-estimé.
— Oui. Le travail de Graham sur sa patiente était tellement souterrain, presque invisible, qu'ils se sont laissé prendre de vitesse.
Julie souffle entre ses mains.
— En réveillant Birdy, Graham s'est finalement mis en danger sans le savoir. La libération de Burleaux et son arrivée au CHR devenaient pour lui un véritable problème, car Burleaux pouvait parler, peut-être expliquer où on l'avait retenu, et pourquoi. À partir de là, des rapprochements auraient pu être faits entre les différentes disparitions. L'affaire aurait éclaté au grand jour. D'après les derniers éléments de l'enquête dont je dispose, on suppose que Burleaux, une fois échappé du CHR, est allé éliminer Laurence Blanchard, avant que Graham ne le rejoigne et le tue. Ce ne sont que des hypothèses, bien sûr, mais on a retrouvé des traces de sang appartenant à Burleaux dans le coffre de la voiture de Graham.
— Quelque chose m'échappe encore. Pourquoi le catatonique Burleaux aurait tué la mère de la gamine qu'il avait renversée ?
— Burleaux ne lui en voulait pas personnellement à elle, mais à son mari. Il avait vu le visage de Paul Blanchard, ce soir-là, dans les bois. Blanchard n'a pas eu le courage de le tuer, ce qui a valu à Burleaux de longs, longs mois d'agonie supplémentaires dans les souterrains. Burleaux, arraché à sa catatonie, n'avait qu'un objectif en tête : tuer le responsable de sa souffrance, Paul Blanchard. Et éliminer tous ceux qui se dresseraient sur son chemin... N'oublions pas non plus qu'après tant de tortures, d'années d'enfermement, Burleaux n'avait plus toute sa tête. Il n'était plus vraiment... humain.
Francis Bapaume est atterré. Tout ce récit dépasse son entendement.
— Dire que tout ça s'est passé à la ferme, sous les yeux d'Alice. Et que jamais son père n'a été inquiété.
— La police ne pouvait pas réellement faire le lien entre ces disparitions, tout était trop étalé dans le temps et dans l'espace. L'enlèvement, le moment où la victime était prévenue par les ravisseurs, le passage à l'acte. Et puis, les corps n'ont jamais été retrouvés. Pas de corps, pas de mobile...
— Alice est au courant de toute l'histoire ? demande Bapaume.
— Pas encore, elle devient Dorothée chaque fois que ses médecins tentent d'aborder le sujet. Les autres alter, quant à eux, apparaissent de moins en moins souvent. Certainement grâce à la mort de Claude Dehaene, qui les a libérés, en quelque sorte. Le problème avec Dorothée, c'est qu'elle aime sa vie « en dehors ».
— Et ce « Birdy » ?
— Il se terre là, au fond d'elle-même. Birdy n'est rien d'autre que ce qu'Alice aurait dû être. Il est le cœur de ses cauchemars, elle en a une crainte absolue, mais elle ne guérira que lorsqu'elle n'aura plus peur de lui. Ni de lui, ni de son propre passé.
Julie soupire.
— Alice a été entourée par toutes les folies. Celle de son père, née d'un traumatisme. Celle désespérée de Luc Graham. Celle de Ducornet, la plus perverse sans doute... Et puis la sienne... découlant directement de son enfance brisée.
Alice s'arrête au milieu de la digue et oriente le fauteuil de sa mère vers le large. La surface de l'eau scintille, semble se dissocier en des milliers de fragments alors qu'en réalité elle forme une seule et même matière. Alice plisse les yeux face à cette complexité impalpable. On lui a expliqué qu'il se passe la même chose dans sa tête, que de petites étoiles brillent chacune de leur côté, indépendantes les unes des autres, mais que bientôt, ces astres de lumière vont se regrouper pour former un seul soleil. Cela signifie sans doute que tout n'est pas mort, que sa vie, à défaut d'être belle, pourra être normale.
C'est déjà beaucoup. Et ça lui suffit...
ÉPILOGUE
Seule face à son verre de Martini, Julie enfonce la clé USB dans son ordinateur portable et ouvre, une énième fois, le document du docteur Graham. Dehors, il fait nuit et froid. Des flocons de neige viennent s'abattre sur les vitres. Julie frissonne chaque fois qu'elle repense au psychiatre. En dépit de tout ce qu'il a pu faire, de ces horreurs qui l'ont conduit jusqu'à la mort, elle demeure sûre d'une chose : Luc Graham était un bon psychiatre. Et si Alice est quasiment guérie aujourd'hui, c'est grâce à lui et à sa synthèse...
Synthèse en chantier du docteur Luc Graham.
Patiente Alice Dehaene.
Commedia delVarte. Ses personnages, que nous connaissons bien, tels Pierrot, Arlequin, Polichinelle, Matamore. Une galerie multicolore de caractères, de comportements, de réactions face à Vautre, constituant un théâtre vivant et complexe. C'est d'une façon pour le moins inattendue que j'ai pu la revisiter dernièrement.
Il faut se rappeler que nos connaissances sur le trouble dissociatif de l'identité sont minces. Mais à la lumière des études que j'ai pu analyser et de ma propre et extraordinaire expérience auprès de ma patiente, j'ai acquis la certitude que plusieurs personnes, et non plusieurs états, habitent Alice Dehaene.
Je sors donc, dans cet exposé, du cadre rigoureux défini dans le DSM-IV et me rattache à un trouble psychiatrique encore mal identifié aujourd'hui.
Tout d'abord, qui est Alice Dehaene ? Une jeune femme qui a vingt-quatre ans quand débute la thérapie. Elle se présente pour la première fois à mon cabinet parce qu'elle souffre de troubles de la mémoire, d'« évasions ». Elle est la proie de peurs allant jusqu'à la phobie et de cauchemars récurrents. Les vélos, le bruit de l'eau qui percute l'émail ou une surface métallique quelconque, le vide, le sang, les ombres ainsi qu'un croquemitaine du nom de Birdy l'effraient.
Les premières fugues dissociatives auxquelles j'ai pu assister n'ont fait que complexifier un travail déjà difficile, puisque Alice - je parle d'Alice, mais il s'agissait en fait de l'un de ses alter - se levait brutalement et quittait mon bureau sur-le-champ dès que j'attaquais des points sensibles ou que je lui posais des questions bien spécifiques sur son enfance. Souvent aussi, elle manquait les rendez-vous. Je la revoyais la semaine suivante, elle disparaissait de nouveau, puis revenait un mois plus tard. L'un des fondements d'une psychothérapie réussie est l'assiduité aux séances, nous en étions loin. Et je refusais de la mettre sous traitement, ne sachant précisément de quoi elle souffrait.
[...] Alice acceptait de me montrer ses dessins d'enfant mais ses lèvres refusaient obstinément de se desserrer. Heureusement, ce n'était pas Alice qui allait me raconter sa vie, elle en était de toute façon incapable, mais les personnages qui l'habitaient.
Il a fallu le hasard d'un violent et très court orage, en octobre 2006, pour qu 'enfin je puisse assister à l'une de ses fugues.
Julie fait défiler les pages qu'elle connaît désormais presque par cœur. Luc Graham raconte sa première rencontre avec Nicolas. Le martellement de la pluie, qui fait jaillir cette personnalité perturbée... La peur du gamin d'être puni... Le retour d'Alice, après l'orage, sans le moindre souvenir de ce qui a pu se passer... Julie ferme les yeux, la voix grave de Luc continue à parler dans sa tête.
[...] J'apprendrai plus tard de la bouche de ce même Nicolas que, pour le punir, son père le plaçait sous la douche tout habillé et lui donnait le choix entre de l'eau très chaude ou de l'eau glacée. En psychologie, on appelle cela le double binding, un dilemme terrible où quel que soit le choix, il ne peut être que mauvais. Ce procédé n'a fait qu'amplifier la dissociation et les désordres de la personnalité d'Alice. Claude Dehaene maîtrisait parfaitement le double binding, et de nombreuses autres techniques de manipulation, comme les systèmes peur-soulagement ou menace-récompense. Ce sont les successions de chocs psychiques (punitions, accidents, déscolarisation...) qui ont causé les fractures mentales d'Alice.