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Évidemment, je ne pouvais parler de cette première rencontre avec Nicolas à Alice. La confronter à ce que son cerveau avait pris soin d'isoler dans une zone de son psychisme n'aurait fait que démolir une relation de confiance déjà bien fragile, et aurait accru les résistances.

Luc raconte ses doutes, ses angoisses. Ses difficultés à nommer la maladie : névrose phobique ? Psychose ? Hystérie? Ou... trouble dissociatif de l'identité? L'arrivée dans son bureau de Dorothée, trois jours après l'apparition de Nicolas, lèvera le doute.

[...] Dorothée s'était présentée comme la jumelle d'Alice. Elle prétendait que la thérapie nuisait à sa sœur et la mettait dans un état de stress intense. Elle ne voulait plus que je m'occupe d'elle. Je m'interrogeais réellement. Comment pouvait-on adopter un comportement, un style, une allure si différents ? Comment pouvait-elle voir sans lunettes ? J'ai fait l'expérience d'ôter les lunettes d'Alice et réalisé quelques tests. Elle était réellement hypermétrope. J'ai essayé ses lunettes. Une personne sans troubles visuels ne pouvait les supporter plus de cinq minutes.

La semaine suivante, j'emmenais Alice chez l'ophtalmologiste, il me fallait la certitude scientifique qu 'elle était bien hypermétrope. Car si elle l'était réellement, « physiquement », comment expliquer que Dorothée se déplaçait sans lunettes ?

Dans le cabinet d'ophtalmologie, la thérapie allait prendre une autre dimension et ouvrir les portes d'un cas que très peu de psychiatres ont rencontré dans leur vie.

D'un point de vue purement somatique, les tests ophtalmologiques n'indiquaient aucune pathologie particulière, Alice était censée avoir une vue impeccable. Cependant, ses réactions au réfracteur (purement subjective), ainsi qu 'aux échelles de tests de Monoyer et de Parinaud (subjectives, encore une fois) démontraient clairement une hypermétropie importante et la nécessité de porter des verres correcteurs. Objectivement et scientifiquement, la patiente n'était pas hypermétrope mais subjectivement,            l'était. La personnalité

d'Alice ainsi que celle de Nicolas souffraient d'une hypermétropie hystérique, au même titre que se développent les cécités, surdités ou handicaps hystériques chez certains patients. Eve Black, l'une des personnalités de la célèbre TDI Christine Costner-Sizemore, présentait ainsi un microstrabisme transitoire que l'on n 'observait chez aucune de ses autres personnalités.

L'hypermétropie hystérique, de même que les traits caractériels d'Alice, comme le manque de confiance ou les angoisses, n 'atteignaient pas Dorothée. Une découverte remarquable, qui montrait à quel point la dissociation est un mécanisme d'une force extraordinaire, capable de compartimenter le psychisme en zones totalement hermétiques les unes aux autres.

[...] En me plongeant dans la littérature, je tombai sur la documentation du cas peut-être le plus proche de celui de ma patiente. Celui bien connu de Anna O., alias Bertha Pappenheim, dont l'une des personnalités ne parlait qu'anglais, était paralysée du bras droit, et l'autre ne souffrait d'aucune pathologie physique, et parlait l'allemand (langue maternelle), le français et l'italien.

Le chat angora que Julie a recueilli la semaine précédente à la SPA vient se frotter contre ses jambes. Elle le caresse tendrement, pensive. Dans sa synthèse, Luc en est au stade des questions. Dorothée connaissait-elle Nicolas ? Vieillissait-elle au même rythme que sa sœur ? Sortait-elle quand elle le souhaitait ? Comment ces personnages étaient-ils nés, et pourquoi ? Et, surtout, combien d'alter se cachaient à l'intérieur d'Alice ? Deux, trois, quatre ? Dix ?

[...] Ce qui me rassurait et m'encourageait, c'était qu'aucun des souvenirs d'Alice n'était perdu. Ces souvenirs étaient simplement éclatés dans différentes parties de son cerveau, chacune correspondant à l'une des personnalités. Donc, pour aller chercher ces souvenirs et remonter aux racines de ses traumatismes, il allait me falloir interroger ses autres personnalités. Les faire ressortir, gagner leur confiance pour les forcer à parler.

Progressivement, avec Dorothée, nous sommes arrivés à un accord. Si elle ne voulait pas que je parle de sa « résurrection » à sa sœur, elle allait devoir m 'aider et répondre à mes questions. Alors, elle accepta notre coopération, à condition que jamais, jamais je n'en parle à Alice, ni à son père.

Avant de plonger dans le passé d'Alice, Dorothée et Nicolas, il me faut présenter l'avant-dernier personnage clairement recensé à ce stade : Mirabelle.

Julie soupire. Mirabelle... Apparue cinq mois après le début de la thérapie, lors d'une séance tardive. L'assistante sociale imagine parfaitement la réaction de Graham : la surprise, et l'excitation de sa découverte.

[...] Elle était debout, tenant son sac à main devant elle, et rejetait sans cesse la tête vers l'arrière comme pour chasser une longue chevelure. Je connaissais assez bien les mimiques de Dorothée et Nicolas pour affirmer qu'il ne pouvait s'agir d'eux. J'étais absolument bluffé, avais-je en face de moi une nouvelle personnalité ?

Elle voulut partir, elle avait un rendez-vous avec « un ami », selon ses propres termes, mais je réussis à la retenir quelque temps. J'ai appris plus tard que « l'ami » en question n'était autre que le père d'Alice.

Mirabelle parlait rapidement, sa langue fourchait parfois...

«... à cause de mes dents de devant qui se chevauchent », songe Julie dans un sourire, se remémorant les paroles que Mirabelle lui a prononcées voilà quelques semaines. Une fille polie, obéissante, protectrice, avec qui Julie a pu discuter dans le cabinet de Broca.

[...] Le tableau ci-dessous expose le résultat des quatre électrocardiogrammes et électroencéphalogrammes réalisés sur les personnalités d'Alice pendant différents examens cliniques médicaux. Les éléments les plus caractéristiques sont ici la fréquence du mouvement oculaire par minute ainsi que le rythme cardiaque au repos.

Alice

Dorothée

Mirabelle

Nicolas

Birdy

Nombre de mouvements oculaires par minute

5,2

14

4

20

?

Rythme cardiaque

tolique) Pulsations par minute au repos

65

58

70

67

?

Les fluctuations évidentes du rythme cardiaque - patient allongé, au repos le plus complet - témoignent des angoisses propres à chaque personnage. Nicolas vit dans la peur et Vinquiétude permanente. Dorothée, elle, est souvent en colère, et on sait que la colère ou le fait de se souvenir d'accès de colère diminue l'efficacité de pompage du cœur (Chesney, 1986; Mac-Dougall, Dembroski & Hackett, 1985).