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Les quatre personnages principaux - Alice, Dorothée, Mirabelle et Nicolas -m'ont permis, en une bonne année, de reconstituer la majeure partie de l'histoire d'Alice Dehaene. Je n'en dresserai ici que la synthèse rapide. Une zone d'ombre demeure, incarnée par Birdy, personnage dont je soupçonnais l'existence et qui est apparu durant le test des stimuli effrayants. Quel traumatisme en rapport avec l'image improbable d'un homme égorgé (base de données LAPS) a pu faire jaillir Birdy ?

Julie fait à nouveau défiler les pages. Luc Graham explique la « naissance » de Mirabelle, survenue en réponse aux peurs d'enfant d'Alice l'année de ses cinq ans. Julie est profondément émue, à la fois par la souffrance d'Alice et par l'engagement de Graham. Elle termine son Martini et pose le verre sur la table.

[...] Même si elle est une personnalité à part entière, Mirabelle est parfaitement consciente de son rôle protecteur vis-à-vis d'Alice. Elle s'est immédiatement vue comme « la bonne voisine qui habite une ferme pas loin » et a pris Alice sous son aile.

Après de longues séances durant lesquelles Mirabelle est restée muette, elle s'est enfin confiée. Au fond, je crois que ces différents personnages ne demandaient qu'à s'exprimer et, tout comme Alice, ils se sont mis à suivre la thérapie avec un sérieux et une assiduité inégalée. En outre, ils étaient parfaitement conscients du danger qui les menaçait : Claude Dehaene ne devait surtout pas être au courant qu 'ils se livraient à un psychiatre.

Quand Mirabelle disparaissait, Alice redevenait Alice, une petite fille timide et perdue. La voici en classe de CP, dispensée de sport et d'activités risquées. Alice ne comprend pas pourquoi son père la prive de tout et laisse sa sœur Dorothée complètement libre. À ce moment-là, à force d'entendre leur fille parler si ouvertement d'un personnage qui n'existait pas, les parents auraient dû donner l'alerte. Pourquoi n'ont-ils pas réagi ?

Entre ses multiples maladies, Mirabelle qui surgissait le soir, Dorothée qui l'accompagnait de temps en temps, Alice a suivi un début de scolarité malgré tout normal. Elle apprenait correctement et développait un goût prononcé pour la littérature, les sciences naturelles et les arts graphiques. Elle se sentait bien à l'école, avec les autres. Mais quand elle rentrait à la ferme, un sentiment oppressant l'accablait. Aujourd'hui encore, Alice en ignore la raison. Les autres personnages, eux, savent.

[...] La situation, pendant cette période extrêmement importante pour le développement de l'enfant (sociabi- lisation, nécessité de communiquer avec autrui, etc.), allait empirer. Durant les séances, Alice m'a parlé de trous noirs qui, dès huit ans, venaient la perturber en pleine journée. Des trous noirs qui survenaient princi- paiement à la ferme. J'allais en comprendre la cause grâce à Nicolas.

Julie grimace. C'est un passage difficile où Luc décrit les punitions. Nicolas, véritable martyr, épongeant les douleurs d'Alice... Le psychiatre parle des douches brûlantes, de l'épisode du chien dans la grange, et aussi des prises de sang.

[...] Nicolas m'a raconté que son père avait pris pour habitude de lui prélever du sang une fois tous les trois mois, du sang qu 'il stockait dans un congélateur en prévision d'un éventuel « accident » et du besoin d'effectuer une transfusion. C'est à partir de ce moment qu 'Alice a développé sa phobie des aiguilles et du sang (phobie de sous type sang-injection-accident).

[...] Claude Dehaene voulait protéger sa fille à sa manière et je pense que, malgré sa perversité, il l'a toujours aimée. Un amour destructeur. Il va sans dire que ces prélèvements sanguins étaient catastrophiques pour la santé d'une jeune fdle déjà particulièrement fragile. Quand on sait que le prélèvement doit normalement se faire sur des personnes de plus de cinquante kilos, et en bonne santé...

Si Alice avait grandi sans l'aide de Nicolas, elle aurait probablement sombré dans un mécanisme d'autodestruction, ouvrant des voies toutes tracées pour la schizophrénie, la psychopathie ou le suicide à la période adolescente.

[...] Alice a maintenant dix ans et, curieusement, l'accident de sa mère (chute dans les escaliers, conduisant à un Locked-in Syndrom) ne l'a pas perturbée profondement. Alice est capable de parler clairement de cet épisode. Peu importe pour la gamine, qui voit sa mère comme une personne qui a toujours été absente et distante, quelqu 'un qui ne lui a jamais porté beaucoup d'attention. Ce qui compte le plus pour Alice est qu'elle puisse rester aux côtés de son père, et s'occuper de son chien.

[...] Au début des années de collège, Alice commence à développer des fugues dissociatives en pleine classe. Elle n 'en parlera à personne, bien trop timide, effrayée par la réaction de ses camarades, qui verraient en elle une personne anormale et « débile ». Cette peur de la honte et de la différence a sans doute largement contribué au fait qu 'Alice ne s'est décidée à consulter un psychiatre pour la première fois qu 'à vingt-quatre ans.

Revenons en salle de classe. Si ses deux autres personnages se faisaient somme toute discrets, puisque apparaissant principalement à la ferme, un troisième, beaucoup plus présent et perturbant, investit l'esprit d'Alice. La Dorothée imaginaire, dont Alice a conscience, se dédouble progressivement en personnalité à part entière. Dorothée, la véritable Dorothée, grandit sous le crâne d'Alice, prend de l'épaisseur et « aspire » progressivement le personnage imaginaire. J'estime que cette fusion s 'est peu à peu mise en place entre janvier 1995 (premier article du journal intime de Dorothée) et fin septembre 1997, où le personnage imaginaire a complètement disparu, à la suite de « l'enterrement virtuel » de Dorothée par son père...

Parlons de cet « enterrement virtuel ». Alice a eu une longue période de dissociation qui a débuté mi-août 1997 pour se terminer probablement en octobre 1997. Environ deux mois de trou noir, deux mois pendant lesquels

Dorothée a pris les commandes et s'est installée dans la tête d'Alice. Voilà Claude Dehaene confronté à un être affirmé, fort psychiquement, qui lui oppose de la résistance, affronte ses colères et désobéit. Il a l'habitude, car Dorothée est déjà apparue ponctuellement à la place d'Alice, durant quelques heures, voire une journée. Mais là, les jours passent et Dorothée reste. Claude Dehaene va se mettre à paniquer. Il n 'aime pas Dorothée, il va chercher à s'en débarrasser, à l'accabler psychologiquement, la tenir pour responsable de la « disparition » d'Alice, la brimer. Voyant qu'elle ne part toujours pas, il demande l'aide du docteur Denby, qui lui conseille de la tuer symboliquement, en l'ignorant. Claude prendra le conseil au pied de la lettre, puisqu 'il creusera sa tombe, au fond du jardin, et ira même jusqu 'à rédiger de faux documents administratifs pour officialiser l'enterrement.

Denby est le pire praticien qu 'il m 'ait été donné de rencontrer, mais le fait est que cet « enterrement virtuel » aura l'effet escompté. Deux jours plus tard, Alice revient. Évidemment, comme sa Dorothée virtuelle n'existe définitivement plus, Alice la croit réellement morte.