Cassette numéro six. La voix d'Alice, reposée, se met à résonner dans l'habitacle.
— J'ai six ans... On joue sous le lit, avec Dorothée... Ma sœur déplace les bonshommes en pâte à modeler. Elle entend du bruit dans l'escalier de la maison. C'est papa qui monte, parce que maman, elle ne fait jamais craquer cette marche-là, la dixième avec la latte mobile, celle que papa doit réparer et qu 'il ne répare jamais. Quand elle entend les pas, Dorothée lâche sa poupée, roule sur le côté et déguerpit.
— Vous lui en voulez de vous laisser seule ?
— Oui. Elle me laisse toujours seule le soir. Elle a une chambre pour elle, la veinarde. Moi, je range sa boule de pâte à modeler dans une boîte métallique et je rampe jusqu 'au milieu de la pièce.
— Cette pièce, c'est la chambre de vos parents ?
— Oui. Il n'y a pas de jouets, mais beaucoup de miroirs, des poupées en porcelaine qui ont l'air triste et des affaires d'adultes : des brosses à cheveux, des livres sans photo, des pantalons, les belles robes de maman, le crucifix au-dessus du lit, les journaux et magazines scientifiques de papa...
— Et ensuite ?
— Je me faufde sous la grosse couette en plumes du lit de papa et maman. Et avec mes mains, je frotte du côté de papa très, très fort.
— Pourquoi ?
— Parce que papa aime bien. Il a très souvent froid, il faut que le lit soit chaud. Quand il arrive, il chantonne une chanson que j'adore. Celle des noix de coco. On chante à deux. Papa, il se couche et me demande de masser ses pieds, tout en priant le petit Jésus...
— Et cela vous plaît ? Le massage, la prière ?
— Non... J'ai horreur de ça mais lui, il élève la voix alors j'obéis. Heureusement, après, papa me fait un bisou sur le front, et je peux aller me coucher. Mon lit est juste à côté.
— Où ça, à côté ?
— Je ne sais pas. Un ou deux mètres. Contre le mur.
— Vous avez toujours dormi dans la chambre de vos parents ?
— Je ne me rappelle pas avoir dormi ailleurs avant raccident de maman. Après, j'ai eu droit à ma chambre, comme Dorothée. J'avais dix ans...
— Continuez... Vous avez six ans, vous couchez dans votre lit...
— C'est maman qui me borde. Maman la panthère, qu'on n'entend jamais arriver. J'aimerais bien qu'elle me raconte une histoire, mais elle est fatiguée. Elle est toujours fatiguée. Puis, ensuite... il y a le bruit de l'interrupteur, puis...
— Puis ?
— Je ne m'en souviens plus. C'est ainsi que ça se terminait toujours, avec l'interrupteur...
— Ça ressemblait à un trou noir ?
— Oui. Un trou noir. Une bulle d'encre... C'est à cette période-là que ça a commencé, je crois.
Déclic du dictaphone. Imprégné des dernières paroles d'Alice, Luc arrive à destination. Il lui a fallu presque une heure pour rejoindre son hôpital, au cœur du CHR de Lille. En face, il y a la morgue, l'institut médico-légal et l'hôpital-prison, le tout regroupé dans un mouchoir de poche. Un peu plus loin s'élève Salengro, où il effectue des gardes nocturnes régulièrement. Il se gare devant Freyrat, un mastodonte de béton sur trois étages. Un autre univers, le milieu hospitalier. On y croise le regard glacé de schizophrènes profonds, on y absorbe le délire des paranoïaques, des mutilés psychiques, on calme et on camisole. On y affronte, chaque heure de chaque jour, la complexité du cerveau humain.
Les mêmes gestes, semaine après semaine. Accrocher son pardessus au portemanteau, enfiler sa blouse, faire un point sur les rendez-vous de la journée, descendre au café avant de régler un peu de paperasse, s'il trouve le temps. Son bureau est fonctionnel, bien rangé, sans photo, avec son ordinateur, sa pile de dossiers alignés, ses stylos. Il y a aussi une télé avec un lecteur de DVD, et une bibliothèque fermée, où il a remplacé les livres par quelques vêtements et des affaires de toilette.
Cette fois, pas le temps pour la paperasse, ni pour lire ses mails ou appeler Alice Dehaene. À peine arrache-t-il une feuille de son éphéméride - jeudi 11 octobre 2007 - que Jérôme Kaplan, son interne de deuxième année, l'accoste.
— Il faut que tu descendes. On a récupéré un patient de Salengro. C'est Julie Roqueval qui l'avait amené aux urgences, avant-hier.
— Julie?
— Oui. On risque de la voir dans le coin aujourd'hui.
Luc le gratifie d'un sourire. Ils sortent du bureau et
passent devant une salle où, déjà, attend une patiente de vingt-trois ans. Encore en avance... Comme Alice, elle souffre d'une phobie de sous-type sang-injection- accident. Elle ne supporte plus la simple vue d'une aiguille ou du sang. Elle s'évanouit cinq à dix fois par semaine et ne peut plus étudier. Luc s'approche d'elle, lui demande de patienter encore un peu puis emboîte le pas à son interne. Il tente de suivre son rythme, mais la clope fait siffler ostensiblement ses poumons. Arrivé au rez-de-chaussée, il pousse la porte de la chambre et s'immobilise quelques secondes.
Un homme complètement figé repose sur une chaise, les jambes écartées, les pieds à cinquante centimètres du sol. Ses yeux ne clignent pas. Avec sa barbe fournie, sa longue chevelure brune et bouclée, il semble revenir de deux mille années de crucifixion. Combien pèse- t-il ? C'est la première question qui traverse l'esprit du docteur, tant la chair lui manque, tant ce corps semble perdu dans son vêtement.
Grimbert, qui revient de sa garde aux urgences, vient serrer la main de Luc Graham. Kaplan reste en retrait.
— Alors ta nuit ? demande Luc.
— Chaud. J'ai rempli les derniers lits du CAC[3]. Deux suicidaires, un type en sevrage aux benzos, un autre pas fichu de décrocher une syllabe tellement il était imbibé de neuroleptiques. Enfui d'un centre de traitement, probablement. L'ambulance l'a ramené à poil sous un manteau de fourrure. Une belle marmotte exhibitionniste.
— Et lui?
Grimbert tend une feuille de bilan.
— Il est arrivé aux urgences médicales avant-hier au matin, déposé par l'assistante sociale.
— Julie.
— Oui, Roque val... Découvert sous un abri de bus scolaire, à une vingtaine de kilomètres d'ici, dans un village. Entièrement nu, lui aussi, sous une grosse couverture en laine. Et figé. Et quand je dis figé...
Grimbert s'approche du type et change le bras de position, comme s'il manipulait un pantin.
— ... c'est figé.
— D'un point de vue somatique, ça donne quoi ?
— Ses dents montrent des signes de déchaussement. Membres en baguettes de tambour, il était bien dénutri, ils l'ont toiletté et placé sous perf. Il présentait aussi des problèmes de circulation au niveau des jambes. De gros œdèmes gorgés d'eau, des chevilles en sale état, des vaisseaux sanguins éclatés, comme s'il était resté debout des journées entières. Côté IRM et scanners, tout est clair. Pas d'abcès, pas de tumeurs ni de lésions. Néanmoins, ils m'ont signalé un truc bizarre, dans son dos.